Dans cet article, l’historien Jean-Pierre Wallot et l’économiste Gilles Paquet proposent un cadre conceptuel et méthodologique qui permettrait, d’une part, d’analyser la société bas-canadienne au tournant du XIXe siècle, et d’autre part, de démontrer que le « Bas-Canada s’insère dans le mouvement de modernisation des économies occidentales et de “démocratisation”, sans toutefois compléter sa “révolution bourgeoise”[1] ». À l’instar de Gilles Bourque dans son ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec, 1760-1840, les auteurs proposent un cadre conceptuel qui rendrait compte de la « dynamique totale[2] » de la société du Bas-Canada. Un projet ambitieux qui reflète une tendance chez les chercheurs québécois durant la décennie 1970. Toutefois, plutôt que d’appliquer la grille d’analyse marxiste comme l’a fait Bourque, Paquet et Wallot en créent une nouvelle qui se concentre sur les « échanges[3] » et, surtout, qui va au-delà de ce qu’ils nomment « l’autonomisation de l’économie[4] ». Même si la totalité est évoquée, les auteurs précisent que l’objectif du cadre conceptuel a pour principale fonction de « donnée prise sur l’analyse du pouvoir dans le Bas-Canada[5] ». Contrairement à Bourque, ils font preuve de beaucoup plus d’humilité et de prudence, en mettant en lumière les contraintes qu’ils doivent prendre en considération pour que le modèle qu’ils ont mis en place fonctionne adéquatement :
Dans une société concrète comme le Bas-Canada au tournant du XIXe siècle, il faut accepter certaines relations comme des caractéristiques immuables dans le court terme. C’est le cas de la relation impériale qui traduit l’action d’une souveraineté externe pesant sur toute la vie politique et économique bas-canadienne; ou encore des contraintes de la base matérielle, qu’elles soient climatiques, géographiques, techniques, etc., qui limitent les possibles; ou enfin, de l’existence de deux communautés ethniques culturellement et socialement distinctes. Ces relations données s’érigent en obstacles à l’échange social (au sens de Blau) : des transformations et des transactions atteignent des coûts prohibitifs ou deviennent impossibles en pratique[6].
Globalement, Paquet et Wallot proposent un modèle conceptuel dans lequel « la dynamique de la collectivité se retrouve dans l’interaction du politique, de l’économie et du social entre les valences, les parties et les relations entre parties ainsi que le fonctionnement et la structure[7] ». Ce modèle se découle ensuite sur un « système de groupes » dont « chaque segment a été taillé à la suite d’une analyse préliminaire qui a cherché à délimiter les valences économiques, politiques et sociales des groupes en tenant compte et de la base matérielle et des faits de conscience, et des idéologies et des institutions des agrégats sociaux repérables et des relations entre deux[8] ». Au total, ce sont sept groupes qui sont sélectionnés par les chercheurs, soit la gentilité bureaucratique et militaire, la « noblesse » seigneuriale, la grande bourgeoisie d’affaires, les moyenne et petite bourgeoisie, les classes populaires urbaines, les classes populaires rurales ainsi que le clergé[9]. Pour justifier ces choix qui composent leur « système de groupes », Paquet et Wallot écrivent que « cet ensemble de groupes forme une partition de tous les agents économiques et sociaux en une série d’unités agrégées qui ne constituent pas nécessairement des communautés agissantes et pleinement conscientes d’elles-mêmes[10] ». Ils ajoutent que la conscience d’eux-mêmes peut varier, voire être inexistante, mais que ces ensembles n’en forment pas moins des groupes pour autant. « Fondamentalement, écrivent-ils, il y a là des hommes face à la nature et tout tient dans les nœuds de relations entre les hommes et la nature, et entre les hommes mêmes, dans la multiplicité de ces relations et des relations entre ces relations[11] ».
Enfin, après avoir présenté les bases théoriques du modèle qu’ils ont développé, Paquet et Wallot proposent une analyse de la lutte pour le pouvoir dans la dernière partie de l’article. Les auteurs présentent un cadre d’analyse complexe au sein duquel se retrouvent plusieurs « niveaux de conflits ». Les niveaux de conflits sont, en fait, des contraintes qu’il faut considérer lorsqu’il est question d’analyser le pouvoir dans le Bas-Canada. Ils écrivent :
aucun niveau de conflit ne saurait expliquer isolément le réseau des coalitions et des dominations qui tresse la structure du pouvoir ou les malaises du système bas-canadien. Car aucun de ces niveaux n’opère en isolation, et c’est dans le recoupement, la superposition et la conjugaison de ces divers niveaux de conflits que se trouve la spécificité́ bas-canadienne. C’est donc au niveau du système global qu’il faut ausculter le Bas-Canada puisque son malaise est systémique. Toutes les interprétations qui partent d’une partie, d’un secteur, d’une contrainte ou d’un niveau de conflit, et qui veulent inférer de là un diagnostic global, ne peuvent que tourner court. Pour comprendre le cas bas-canadien, il faut articuler clairement les divers niveaux de conflits structuraux : constitutionnel, social, ethnique et économique[12].
Ainsi, le « système global » de la manifestation du pouvoir dans le Bas-Canada au tournant du XIXe siècle pourrait se diviser en quatre niveaux différents. D’abord, d’un point de vue constitutionnel en considérant les enjeux liés à la souveraineté métropolitaine ainsi que la souveraineté locale. Ensuite, le social (les Conseils vs l’Assemblée), l’ethnique (Britanniques vs Canadiens) et, en dernière instance, l’économique (commerce vs agriculture)[13].
[1] Gilles Paquet et Jean-Pierre Wallot, « Groupes sociaux et pouvoir : le cas canadien au tournant du XIXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 27, n°4 (mars 1974), p. 509.
[2] Ibid., p. 513.
[3] Ibid., p. 515-516.
[4] Ibid., p. 518.
[5] Ibid., p. 519.
[6] Ibid., p. 520.
[7] Ibid., p. 512.
[8] Ibid., p. 532-533.
[9] Ibid., p. 535-549.
[10] Ibid., p. 550.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 558.
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