La noblesse du Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles – François-Joseph Ruggiu

Dans ce court, mais exhaustif article, l’historien français et professeur à la Sorbonne-Université, François-Joseph Ruggiu, traite de la noblesse canadienne aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans une première partie, il rappelle les conditions historiographiques dans lesquelles se sont déployées les recherches sur la noblesse canadienne des origines à 2008. La période pré-1950 est succinctement abordée. Elle regroupait essentiellement deux approches opposées. D’un côté, les Philippe-Aubert de Gaspé et Pierre-George Roy exaltaient « la pieuse et policée noblesse des temps anciens, ordonnatrice de la vie des campagnes et protectrice des habitants contre l’ennemi anglais[1] ». De l’autre, les Lionel Groulx et Guy Frégault avaient tendance à « minorer la place de la noblesse dans la société ». Pour la période 1950-1990, Ruggui écrit que :  

À partir des années 1950, les positions des historiens canadiens sur la noblesse de la Nouvelle-France se sont extraordinairement compliquées sous l’influence combinée de deux mouvements distincts. Le premier, spécifique au Canada, a évidemment été la Révolution tranquille au sein de laquelle les historiens ont joué un rôle essentiel par les interprétations qu’ils donnaient du passé québécois. Il était alors presque impossible pour eux de réfléchir sur la nature de la société de la Nouvelle-France sans y intégrer le regard qu’ils portaient sur la société de leur temps ainsi que leurs craintes ou leurs espoirs pour son avenir. Réunis au sein de « l’école de Montréal », Guy Frégault, Maurice Séguin et, surtout, Michel Brunet ont ainsi construit une vision très pessimiste de l’histoire de la population francophone après la Conquête et jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Elle était destinée à prouver la continuité de l’oppression exercée sur elle par les Anglo-Saxons. « L’école de Laval », représentée par Fernand Ouellet ou encore par Jean Hamelin, s’est alors élevée contre cette vision de l’histoire canadienne en cherchant les raisons d’une si longue subordination dans le comportement même des Québécois. Les études sur la noblesse de la Nouvelle-France ont forcément été affectées par ce mouvement et le débat sur le destin de la noblesse de la Nouvelle-France après la Conquête (ou après la Cession) est un bon exemple de la manière dont les positions politiques des uns ou des autres ont pesé sur leurs lectures du passé[2].

Ruggiu ajoute que depuis les années 1990, des changements de « nature » ont touché les travaux sur la noblesse de la Nouvelle-France. La nouvelle génération, qui apparaît dans un contexte de « dépolitisation de la recherche historique », a donné à cet objet d’étude un caractère « autonome » qui progresse par l’entremise de monographies familiales ou d’études liées à l’histoire culturelle[3].

Dans une deuxième partie, l’historien établit un portrait des spécificités qui caractérisent le groupe de la noblesse du Canada. Il écrit entres autres sur le fort célibat des garçons et des filles[4], sur l’étroitesse du marché matrimoniale[5], sur les « modestes » privilèges de la noblesse canadienne[6], sur la hiérarchie au sien du groupe, la fluidité de celui-ci[7] et, enfin, sur l’apparition de ce qu’il nomme une « véritable plèbe nobiliaire[8] ». Ruggiu conclut que la noblesse canadienne était « une noblesse entre deux mondes » :

Les nobles canadiens évoluaient donc dans un contexte spécifique qui tendait à uniformiser leur profil même s’ils tendaient à se différencier de plus en plus sur le plan de la fortune. Ils étaient issus de familles de la moyenne ou, plus souvent, de la petite noblesse métropolitaine, dont un membre était passé outre-mer dans le cadre d’une carrière qui était généralement militaire et menée au sein des troupes de la Marine qui n’étaient pas parmi les régiments les plus prestigieux de l’armée royale. Une partie des familles étaient d’origine roturière et elles étaient entrées dans la noblesse soit par un anoblissement officiel soit par un anoblissement taisible-reconnu à l’échelle de la colonie et plus difficilement dans le royaume – assez semblables à ceux qui se sont produits en masse à la fin du XVe siècle et au XVIe siècle, c’est-à-dire au moment de la reconstruction de la noblesse française après les pertes du XIVe siècle et avant que la monarchie n’entreprenne de définir à son profit les conditions d’accès et de validité de la noblesse française. Nous voyons alors les principaux personnages d’une communauté, administrateurs, propriétaires fonciers, militaires, se glisser plus ou moins facilement dans la noblesse et obtenir, à la longue, une reconnaissance, même du bout des lèvres, du pouvoir royal. À l’exception d’une poignée de juristes, entrés au Conseil supérieur de la colonie, la noblesse de la Nouvelle-France était essentiellement militaire, et elle apparaît en cela comme la réalisation, certes à petite échelle, de la noblesse de service, en particulier dans les armées, que Louis XIV a consciemment cherché à forger. Elle disposait bien sûr de seigneuries, mais qui rapportèrent peu avant la seconde moitié du XVIIIe siècle, et ses membres eurent donc peu de scrupules à chercher à s’enrichir, ou, tout simplement, à subsister, en pratiquant le commerce des fourrures lorsqu’ils en avaient l’occasion, ce qui ne fut donné qu’à un petit nombre d’entre eux. Les barrières matrimoniales entre les groupes sociaux, qui jouaient à plein en France en raison de la grandeur du vivier des époux et des épouses possibles, ne les arrêtaient nullement[9].

À l’instar de Lorraine Gadoury, l’historien précise la primauté du militaire chez la noblesse canadienne. Elle n’était pas, selon lui, une « noblesse “moderne”, ouverte sur le commerce, comme l’ont parfois affirmé certains historiens canadiens, même si elle n’était pas tout à fait semblable à celle de la métropole en raison de son degré considérable de militarisation[10] ». Il existait une grande capacité d’adaptation chez ce groupe.


[1] François-Joseph Ruggiu, « La noblesse au Canada aux XVIIe et XVIIIe siècles », Histoire, économie et société, no. 4, 2008, [En ligne], paragraphe 5.

[2] Ibid., paragraphe 6.

[3] Ibid., paragraphe 9. 

[4] Ibid., paragraphe 11.

[5] Ibid., paragraphe 12. 

[6] Ibid., paragraphe 14. 

[7] Ibid., paragraphes 18; 19; 26. 

[8] Ibid., paragraphe 18.

[9] Ibid., paragraphe 27. 

[10] Ibid., paragraphe 28. 

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