Grossières indécences : pratiques et identités homosexuelles à Montréal, 1880-1929 – Dominic Dagenais

Dans ce livre tiré de sa thèse de doctorat, l’historien Dominic Dagenais brosse un portrait des multiples expériences homosexuelles qui ont été vécues à Montréal entre les années 1880 et 1929. Cette étude d’histoire sociale vise à identifier les causes qui ont participé au développement du monde homosexuel dans la culture urbaine montréalaise. À partir de documents issus du fonds d’archives gaies du Québec (AGQ), de sources judiciaires, de dépositions de commissions d’enquête, d’articles de journaux et de sources produites par des personnes ayant pris part à la vie homosexuelle montréalaise, telle que les écrits d’Elsa Gidlow, Dagenais met en lumière « la relation entre les différents vécus homosexuels et les transformations sociales et culturelles liées à l’urbanisation[1] » que connait Montréal au tournant du XXe siècle et dans les trois décennies qui suivent. Il reconstruit le contexte social de l’homosexualité qui se dégage des sources « en considérant le statut social des personnes impliquées, leurs conditions socioéconomiques, la nature des relations nouées, les formes de reconnaissance mutuelle, les principaux lieux et circonstances de sociabilité homosexuelle de même que les rapports entretenus avec les forces policières, l’appareil judiciaire et l’environnement social[2] ».

L’étude de Dagenais s’inscrit dans une historiographie quasi inexistante. Mis à part la thèse de Pierre Hurteau (1986) et le mémoire de Virginie Pineault (2011), aucune autre étude universitaire n’a été réalisée à partir de sources judiciaires sur le vécu homosexuel montréalais à cette époque[3]. La contribution de l’historien est par conséquent très grande et elle permet de saisir de nombreuses représentations ainsi que plusieurs attentes normatives de l’époque étudiée. L’introduction en 1890 du délit de grossière indécence dans le droit criminel canadien, par exemple, témoigne « d’une préoccupation grandissante de la part des législateurs par rapport aux pratiques sexuelles entre personnes de sexe masculin [déclin des valeurs morales] et d’une volonté d’offrir aux autorités policières et judiciaires un dispositif permettant d’étendre leur champ d’action[4] ». Le service de Police de Montréal, mis sur pied en 1841[5], déploie des ressources pour contrer ce phénomène grandissant d’« inversion sexuelle[6] » et de « corruption de la jeunesse[7] »: constables, patrouilles de nuit, recrutement de jeunes garçons, déploiement d’agents doubles, surveillance stratégique à des endroits ciblés – Carré Viger, salles de théâtres, cinémas, établissements commerciaux, restaurants, parcs, toilettes publiques –, « faire une cause », etc.[8]. En dépit de quelques succès, dont plusieurs centaines d’arrestations et le démantèlement d’importantes organisations homosexuelles – Geoffrion en 1908 et Carreau en 1916 –, la vie urbaine à Montréal au début du XXe siècle va de pair avec « l’éclosion d’une vie homosexuelle masculine foisonnante et diversifiée[9] ».

De ce fait, les expériences homosexuelles se produisent dans des quartiers, milieux socioéconomiques, groupes ethniques et linguistiques très variés[10]. D’ailleurs, elles ne se déroulent pas uniquement entre hommes majeurs. Dans les archives, Dagenais a retracé 120 relations impliquant un homme et un garçon entre 12 et 17 ans[11]. Très fréquent au début du XXe siècle, ce type de rapports caractérisé par un lien de dépendance, mais aussi par des « avantages réciproques » – économiques et récréatifs –, disparaît peu à peu vers le milieu du siècle, notamment en raison de l’augmentation de la surveillance parentale sur les activités de leurs enfants et de la consolidation de la culture gaie[12]. Cette consolidation, comme l’attestent les écrits de l’artiste lesbienne Elsa Gidlow, touche surtout la vie homosexuelle masculine. Même si les possibilités n’étaient pas inexistantes, la recherche d’un « monde lesbien[13] » pour les femmes homosexuelles était loin d’être aussi évidente et facile que pour les hommes homosexuels. Pour eux, les transformations que connaît la ville de Montréal au tournant du XXe siècle, dont l’augmentation significative de la population, les limites de la ville qui sont constamment repoussées, la généralisation du travail salarié, l’avènement de l’électricité qui contribue au fleurissement de la vie nocturne ainsi que l’effritement des mœurs sont autant de raisons qui ont contribué à l’émergence de nouvelles pratiques homosexuelles[14].


[1] Dominic Dagenais, Grossières indécences : pratiques et identités homosexuelles à Montréal, 1880-1929, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2020, p. 13.

[2] Ibid.

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., p. 20. 

[5] Ibid., p. 42. 

[6] Ibid., p. 34.

[7] Ibid., p. 32. 

[8] Ibid., chapitres 1 et 2. 

[9] Ibid., p. 118.

[10] Ibid., p. 76. 

[11] Ibid., p. 122. 

[12] Ibid., p. 121. 

[13] Ibid., p. 225. 

[14] Ibid., p. 3-4.

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