Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité 1910-1970 – Denyse Baillargeon

Cet ouvrage historique, rédigé par Denyse Baillargeon, historienne et professeure émérite à l’Université de Montréal, a pour objet central d’expliquer la mutation sociomédicale, appelée la « médicalisation de la maternité[1] », qui est survenue au Québec, et plus précisément à Montréal, entre les années 1910 et 1970. À partir de sources issues de fonds d’archives émanant d’organismes privés et gouvernementaux – procès-verbaux, correspondance, rapports annuels d’activités, mémoires –, de revues féminines, féministes et médicales, de quotidiens et d’entrevues[2], Baillargeon brosse un portrait exhaustif du phénomène de la transformation de la grossesse, de l’accouchement et des soins aux jeunes enfants qui a touché la province durant le XXe siècle. Située au point de rencontre de plusieurs historiographies, cette étude « s’inspire de travaux reliés à l’histoire des femmes, de la famille et du féminisme, à l’histoire de la santé et des professions et à la nouvelle histoire politique[3] ». Elle a également le mérite de considérer une multitude de points de vue : les mères, les médecins canadiens-français, plusieurs groupes de femmes, d’agences philanthropiques féminines, tant anglophones que francophones, les différents pouvoirs publics – municipales, provinciales et fédérales – ainsi que l’Église catholique sont des acteurs et actrices qui sont analysés dans ce livre[4].

À l’origine de la médicalisation de la maternité se trouve le problème de la mortalité infantile qui affecte disproportionnellement le Québec – pauvreté, conditions d’insalubrités causées par l’absence d’installations sanitaires adéquates (égouts, aqueducs et système de filtration), accès limités aux soins de santés, lait non pasteurisé, attitudes des mères à l’égard des recommandations médicales, etc. – en rapport aux autres provinces canadiennes, voire à l’Occident[5]. Bien que séculaire comme phénomène, les préoccupations à l’égard des décès des nouveau-nés connaissent une croissance significative au début du XXe siècle. La sauvegarde de l’enfant devient une question éminemment politique. Dans un contexte où le nationalisme domine la scène provinciale, la mortalité des enfants est perçue comme compromettante au développement économique et national[6]. Des moyens sont ainsi été déployés pour contrer cette situation : campagnes d’éducation populaire visant à « enseigner aux femmes comment devenir mère[7] » – allaitement, alimentation, soins prénataux, etc. –, services de santé financés par les pouvoirs publics et privés[8] – soins prénataux, Goutte de lait, Victorian Order of Nurses (VON), service des infirmières visiteuses de la compagnie d’assurance-vie la Métropolitaine (MET) et de l’Assistance maternelle de Montréal (AMM) –, conférences publiques et distributions de documentations. Baillargeon démontre que durant le XXe siècle, il s’est développé au Québec un « véritable réseau d’encadrement de la maternité[9] » qui forme un « régime d’économie sociale mixte » autour du couple « État-philanthropie[10] ».

D’un point de vue historiographique, l’historienne marque une rupture avec l’interprétation dominante selon laquelle les efforts de « modernisation » en termes de santé publique émaneraient des autorités gouvernementales et médicales à partir de 1960. Son ouvrage démontre que les services de santé, comme d’autres pans de la vie sociale et collective des Québécois, auraient connu un développement durant la première moitié du XXe siècle, et ce, même si les infrastructures hospitalières appartenaient en bonne partie à des communautés religieuses[11].

Les années 1910, écrit-elle, voient en effet se développer les premières initiatives du mouvement montréalais en faveur de la sauvegarde de l’enfance, notamment l’ouverture sur une base permanente des premières cliniques pour nourrissons. Ces infrastructures sanitaires, que l’on retrouve bientôt dans d’autres villes québécoises, visent en premier lieu les mères des classes populaires urbaines, jugées plus particulièrement ignorantes et à qui les médecins et les autorités sanitaires veulent enseigner des rudiments de puériculture. Si ces services, gratuits, se limitent à la prévention des maladies associées à la petite enfance, ils font néanmoins en sorte d’amener de plus en plus de mères en contact avec des professionnels de la santé et avec les préceptes médicaux, condition essentielle pour que la médicalisation de la maternité puisse véritablement s’implanter. Cette période prend fin en 1970, alors que le Québec instaure son programme d’assurance-maladie et démantèle les services de médecine préventive, désormais considérés comme obsolètes étant donné l’accès gratuit aux consultations médicales privées[12].

Ainsi, les mesures mises en place pour lutter contre la mortalité infantile au Québec ont débuté dès le début du XXesiècle. Ils proviennent d’horizons divers et forment un ensemble complexe, aléatoire, inégal, contradictoire et compétitif de services tant privés que publics[13].


[1] Baillargeon, Un Québec en mal d’enfants. La médicalisation de la maternité 1910-1970, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2004, p. 18. 

[2] Ibid., p. 29-30.

[3] Ibid., p. 18. 

[4] Ibid., p. 24-25.

[5] Ibid., p. 35-37.

[6] Ibid., p. 66. 

[7] Ibid., p. 93.

[8] Ibid., p. 24.

[9] Ibid., p. 182-183. 

[10] Ibid., p. 136. 

[11] Ibid., p. 133-134. 

[12] Ibid., p. 28-29.

[13] Ibid., p. 226-227. 

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