Fous, prodigues et ivrognes. Familles et déviance à Montréal au XIXe siècle – Thierry Nootens

Dans cet ouvrage qui traite des expériences historiques de la déviance à Montréal au XIXe siècle, Thierry Nootens, historien et professeur à l’Université de Québec à Trois-Rivières, étudie la manifestation de trois comportements jugés problématiques à ce moment particulier de la transition vers le capitalisme industriel : la folie, la prodigalité ainsi que l’ivrognerie[1]. Plusieurs acteurs sociaux sont concernés : l’individu (celui ou celle qui est victime de déviance), la famille et le réseau de sociabilité comme les voisins, amis ou connaissances, le droit (magistrat, cours et officiers de justice), les médecins et les aliénistes ainsi que les institutions, allant de l’asile à la prison jusqu’aux institutions charitables[2]. Principalement à partir de sources judiciaires comme les dossiers d’interdiction et d’autres sources de l’histoire sociale telles que des testaments et procès, Nootens parvient à répondre aux questions suivantes : « Comment la déviance est-elle vécue à Montréal au dix-neuvième siècle et de quelle façon toutes les parties impliquées, des parents et amis jusqu’aux institutions asilaires, participent-elles à la résolution (nécessairement imparfaite) de ce problème? Plus précisément, quels sont les rapports de pouvoir et les interactions à l’œuvre dans la régulation des déviances?[3] ». Sont donc étudiées dans ce livre les normes, les déviances qui sont des espaces de tensions au sein des familles, du droit et des institutions. 

Quatre grandes thématiques, qui représentent quatre aspects de l’expérience et de la prise en charge de la folie, de la prodigalité et de l’ivrognerie, sont traitées dans cette étude. D’abord, ce sont les « les interactions entre l’individu jugé déviant et ses proches, en dehors du recours aux institutions[4] » qui sont présentées puisque les tensions et les problèmes vécus par les familles montréalaises représentent « le point de départ de la trajectoire des fous, des prodigues et des ivrognes[5] ». Les frictions et les situations embarrassantes éprouvées par ces familles, qui mettent bien souvent en péril leur reproduction sociale, précèdent le recours à la justice et aux institutions d’enfermement. Plusieurs éléments sont en jeu pour cette étape initiale de la gestion de la déviance : le genre, la réputation, les différentes formes de coping, la variété des expériences ainsi que le statut socio-économique des familles. De manière générale toutefois, « l’impact de la déviance est dévastateur pour les familles montréalaises durant tout le dix-neuvième siècle[6] ».

Ensuite, Nootens aborde les rapports entre les familles désireuses d’interdire un individu et l’appareil judiciaire. La pratique de l’interdiction, qui « offre la possibilité de mettre hors d’état de nuire, sur le plan légal, une personne jugée incompétente ou perturbatrice[7] », devient une option pour les familles aux prises avec un cas de déviance. « Toutes les interdictions ayant frappé, entre 1820-1895 inclusivement, des habitants de Montréal pour folie, prodigalité ou ivrognerie ont été rassemblées dans un même corpus. L’étude porte sur un total de 511 cas, répartis en 330 cas de folie, 17 cas de prodigalité et 164 cas d’ivrognerie[8] ». Ces cas d’interdiction attestent qu’au XIXe siècle, le droit devient l’une des formes essentielles de régulation sociale[9].

Le troisième angle étudié par Nootens est celui de la réponse de l’appareil judiciaire et la fonction du droit dans la régulation des tensions familiales. Il est possible de constater que « les magistrats et officiers de justice ne vont s’impliquer, concrètement, qu’en cas de conflit intrafamilial non résolu. Toutefois, malgré l’implication plutôt effacée, habituellement, du système institutionnel chargé de le mettre en œuvre, le droit, une fois positivement « activé » par l’effacement de la personne juridique de l’incapable, remplit une fonction tout à fait essentielle de régulation des difficultés familiales[10] ». Les représentations juridiques des déviances observées par Nootens « renvoient toutes au problème du rapport aux biens[11] ». La reproduction familiale à cette époque de transition vers le capitalisme industrielle est si importante et fragile qu’elle doit être protégée par tous les moyens. 

Enfin, en dernière instance, Nootens analyse la participation des médecins, des aliénistes et des institutions d’enfermement dans la prise en charge de la déviance. Durant le XIXe siècle, et surtout dans la seconde moitié, il se produit une institutionnalisation de la déviance. « Alors que le corps médical suit son processus de professionnalisation, un groupe de médecins s’érige en experts des maladies mentales. L’asile, nouvelle solution institutionnelle consacrée à la folie et censée la guérir, fait son apparition peu avant le milieu du siècle. Il connaît par la suite une croissance rapide[12] ». Ainsi apparaissent de nouvelles façons de faire dans les réponses aux déviances. Toutefois, l’historien démontre que bien que le pouvoir des médecins et des aliénistes, même s’il a connu une expansion notable au cours de la période étudiée, était plus restreint que celui des juges[13].


[1] Thierry Nootens, Fous, prodigues et ivrognes. Familles et déviance à Montréal au XIXsiècle, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 4. 

[2] Ibid., p. 5. 

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 11. 

[5] Ibid., p. 12.

[6] Ibid., p. 54. 

[7] Ibid., p. 56. 

[8] Ibid., p. 10. 

[9] Ibid., p. 57-58. 

[10] Ibid., p. 104.

[11] Ibid., p. 106. 

[12] Ibid., p. 147.

[13] Ibid., p. 158. 

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