Le régime seigneurial canadien en 2020, vraiment?

Le concours annuel de vulgarisation scientifique de l’Université de Sherbrooke (UdeS)

À l’hiver 2020 se tenait, comme à chaque année, le concours de vulgarisation scientifique de l’Université de Sherbrooke. Ce concours « s’adresse aux étudiantes et étudiants de 2e et 3e cycles, aux stagiaires postdoctoraux, au personnel professionnel de recherche ainsi qu’aux étudiantes et étudiants du 1er cycle ayant effectué un stage de recherche à l’UdeS. Les gagnantes et gagnants sont honorés annuellement au cours de la Célébration de la recherche et des études supérieures. Le concours consiste à écrire une courte nouvelle vulgarisée destinée au grand public portant sur un article publié ou accepté pour publication dans une revue scientifique avec comité de lecture au cours de la dernière année par des étudiants ou des professeurs de l’Université de Sherbrooke. L’accord de l’auteur principal de l’article scientifique visé doit avoir été obtenu afin de pouvoir participer au concours[1] ».

En ce qui me concerne, j’ai sélectionné l’article scientifique de l’historien Benoît Grenier qui traite des persistances seigneuriales au Québec. Vous trouverez plus bas la référence de l’article ainsi que mon texte de vulgarisation scientifique qui a terminé dans les quatre finalistes du concours.  

Référence de l’article : GRENIER, Benoît. « Sur les traces de la mémoire seigneuriale au Québec : identité et transmission au sein des familles d’ascendance seigneuriale ». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 72, n°3 (hiver 2019), p. 5-40.



Le régime seigneurial canadien en 2020, vraiment?

Saviez-vous que des legs issus du régime seigneurial, mode d’organisation du territoire et outil de peuplement instauré dès les années 1620, sont encore présents dans le quotidien de certains Québécois? À Vaudreuil, par exemple, l’église Saint-Michel a encore un banc seigneurial identifié des armoiries de la famille Lotbinière-Harwood ainsi qu’une chapelle seigneuriale sous laquelle reposent les membres de cette même famille. La messe annuelle des Seigneuriales de Vaudreuil-Dorion et le traditionnel souper des seigneurs font également revivent certaines traditions. L’historien Benoît Grenier s’est lancé sur les traces de ses persistances dans le cadre d’une enquête orale ayant pour finalité d’accéder à la mémoire seigneuriale qui subsiste dans le Québec contemporain. 

L’abolition de 1854 et ses suites

Il semble surprenant d’apprendre que nous retrouvions, encore aujourd’hui, des vestiges de cette institution juridiquement abolie depuis 1854. Ce pan de l’histoire du Québec a en effet été délaissé graduellement de la mémoire collective des Québécois depuis cette date. Toutefois, l’abolition a été nettement plus progressive que certains l’imaginent. Même après 1854, les propriétés dites seigneuriales ont perpétués. L’exemple de la « seigneurie de Beaupré » est plutôt révélateur en ce sens[1]


[1] En effet, le Séminaire de Québec possède actuellement une terre privée à l’est de la ville de Québec, nommée « la seigneurie de Beaupré », qui a une superficie supérieure à 55 états sur la planète. C’est un territoire de 1 600 km2 qui représente une vraie petite mine d’or pour l’institution (coupes forestières, clubs de chasse et pêche, éoliennes, etc.). Pour comprendre cette situation, il faut remonter en 1854 au moment de l’abolition du régime seigneurial au Canada. Dans la loi d’abolition, il y avait une clause qui réservait aux seigneurs « la pleine possession des terres domaniales et de tous les espaces non concédés ». Puisque la grande majorité des terres au nord de la seigneurie n’avaient pas été distribuées, les prêtres du séminaire se sont retrouvés avec l’un des territoires privés les plus imposants d’Amérique du Nord. Pour davantage d’information, voir BERGERON-GAUTHIER, Raphaël. « La « bienveillance » du Séminaire de Québec envers les habitants de sa seigneurie de Beaupré? : de 1664 à nos jours » dans GRENIER, Benoît (dir.) et al. Le régime seigneurial au Québec : Fragments d’histoire et de mémoire. Les éditions de l’Université de Sherbrooke, Sherbrooke, 2020, p. 147-170.

Aussi, jusqu’à tard au 20e siècle, dans bon nombre de communautés québécoises, les relations entre « seigneurs » et « censitaires » ainsi que le mode de vie seigneurial ont persisté. Les dernières rentes ont officiellement été versées aux « seigneurs » québécois le 11 novembre 1940. Ce jour symbolique, qui correspond à la Saint-Martin d’hiver, est le même qui obligeait les censitaires à se déplacer vers le manoir seigneurial pour aller payer leurs rentes aux seigneurs alors que le régime était encore en place. Après cette ultime date, la valeur capitalisée de ces rentes a été remboursée aux propriétaires (les seigneurs) par l’État. Les « censitaires », quant à eux, ont continué à acquitter une « rente » sous forme de taxe municipale jusqu’en 1970. 

« Sur les traces de la mémoire seigneuriale »

C’est en raison de cette conjoncture qu’une enquête orale concernant la mémoire seigneuriale s’est avérée réalisable. Certes, il est trop tard pour interroger ceux qui ont vécu personnellement l’ultime phase du régime seigneurial (1940), mais l’enquête a été fertile en dépit de cette situation. Entre décembre 2015 et février 2017, Benoît Grenier et son équipe ont parcouru plus de 15 000 km afin de réaliser 34 entretiens, dans lesquelles 20 hommes et 14 femmes, répartis dans 16 anciennes seigneuries québécoises, ont livré leurs témoignages. Les résultats ont témoigné de la survivance d’une forme de légitimité seigneuriale dans le Québec contemporain. Il en est ressorti différents types de mémoire seigneuriale (matérielle, visuelle, langagière, sonore et généalogique) qui ont été divisés en trois catégories : « familiale », « institutionnelle » et ce que Grenier appel les « porteurs de mémoires ». 

En ce qui a trait à la mémoire familiale, les entretiens révèlent une culture familiale imprégnée de vestiges d’Ancien régime qui se manifeste par une identité fortement ancrée au terroir ancestral, par une conscience de soi pérenne et par des valeurs qui participent à l’idéal de la vieille noblesse canadienne, tels que l’honneur, le sens de l’engagement et le bilinguisme. L’exemple le plus révélateur de cette mémoire est certainement celui d’Anita Rioux et de son fils Gaston, surnommées « la seigneuresse » et « le fils de la seigneuresse » à Trois-Pistoles. Même Anne Hébert, célèbre écrivaine québécoise issue d’une famille seigneuriale, repose actuellement dans le cimetière dit des « Juchereau-Duchesnay », signe éminent de la distinction de cette famille, à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier.

Enfin, selon ce que révèlent les entretiens, ces valeurs se seraient amoindries après la Révolution tranquille. L’étude de Benoît Grenier a ainsi permis de récolter, avant qu’il ne soit trop tard, cette mémoire d’une histoire moins loin de nous qu’on ne le croit en ouvrant nos manuels scolaires. 


[1] Université de Sherbrooke, « Concours de vulgarisation scientifique », site officiel [site Web], 2020, consulté le 29 octobre 2020, URL < https://www.usherbrooke.ca/recherche/etudier/pourquoi-choisir-ludes/mise-en-valeur-recherche-etudiante/concours-diffusion-travaux/vulgarisation-scientifique/>

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