La « démocratie grecque » : un mythe à déboulonner ?

À l’hiver 2019, j’ai suivi un cours sur la Grèce antique à l’Université de Sherbrooke. Dans le cadre de cette activité académique (HST223 – La Grèce, culture et société), organisée et enseignée par la chargée de cours et historienne Évelyne Ferron, nous devions « sélectionner un sujet de recherche partant d’un mythe, d’une fausse croyance ou d’une exagération souvent véhiculée par le cinéma, la télévision ou les médias généralistes sur la Grèce antique[i] ». Le but du travail était de déconstruire le mythe ou la fausse croyance en les confrontant à une recherche historique rigoureuse. En ce qui me concerne, j’ai sélectionné le sujet de la « démocratie grecque ». Vous trouverez plus bas ce travail qui, précisons-le, a été adapté pour les fins de ce carnet de recherche. Cet article s’inspire donc de cette réalisation. 

Introduction 

Actuellement au Québec, il existe une tendance dans le discours public qui suppose que la Grèce antique n’était qu’une seule unité nationale au sein de laquelle s’articulait une structure politique démocratique. Cette perception est présente dans les médias, ce qui contribue notamment à forger l’imaginaire collectif en ce sens. Dans un article publié au Journal de Montréal, plateforme médiatique québécoise attirant près de 2,4 millions de lecteurs hebdomadairement[ii], la chroniqueuse Lise Ravary a écrit que la démocratie par le peuple et pour le peuple était « un beau rêve » et que « les Grecs de l’Antiquité l’ont pratiquée[iii] ». Cet exemple isolé, bien qu’il ne soit pas le seul à s’être inséré dans les divers médias québécois, témoigne qu’il existe une vision idéalisée de ce phénomène. Ceux qui portent ce discours associent systématiquement la « démocratie grecque » à une structure politique inclusive qui représentait l’ensemble des Grecs. Toutefois, plusieurs nuances doivent être apportées. Il est important de comprendre que ce que les Grecs entendaient par démocratie n’est pas nécessairement ce que nous entendons de nos jours. Dans l’intention de rectifier certains paradigmes, l’objectif de cet article sera donc de démontrer que l’élément démocratique présent en Grèce au cours des Ve et IVe siècles avant notre ère présentait de nombreuses différences avec nos idées contemporaines préconçues de la démocratie et surtout, qu’il ne doit pas être idéalisé et perçu comme un système sans lacune. 

D’entrée de jeu, précisons que, bien qu’ils partageaient une culture commune, connue sous le nom d’Hélène, les Grecs du bassin égéen n’avaient aucune structure politique collective. Ils ne représentaient pas la « Grande Grèce », mais bien leurs cités-États respectives. Les cités-États, nombreuses à l’ordre de 320[iv], étaient par conséquent pleinement autonomes les unes des autres. Qui plus est, lorsque nous parlons de la « démocratie grecque », nous entendons généralement la démocratie athénienne, puisqu’il s’agit de la seule forme ancienne de gouvernement démocratique grec que nous pouvons prétendre connaître à ce jour. Ainsi, c’est uniquement la cité-État d’Athènes qui avait instauré, dans un processus lent et graduel, des structures politiques démocratiques. Puisque les réalités n’étaient pas les mêmes en Antiquité, il est primordial de ne pas tenter de comprendre ce phénomène selon nos schèmes de pensées contemporains puisque plusieurs éléments, dont l’accessibilité restreinte à la dignité de citoyen, l’exclusion de nombreux individus, l’idée de la représentativité, le clientélisme ainsi que l’éligibilité aux hautes fonctions politiques, tendraient vers l’immoralité à nos yeux, alors qu’ils faisaient partie des réalités de cette région à l’époque classique. 

La « démocratie grecque »?

La Grèce à l’époque classique

Le monde grec forme un ensemble géographique limitée et relativement homogène à l’époque classique (500 – 323 av. J.-C.), ce qui peut expliquer la tendance à la généralisation lorsque la thématique de la politique est abordée dans les médias traditionnels. Dans les faits, ce que l’on pourrait considérer comme le « noyau » de la Grèce antique à cette époque, puisque les Grecs ont colonisé d’autres régions, dont la Sicile et le sud de l’Italie, est en effet une zone géographique restreinte qui gravite autour du bassin Égéen. Au sortir de quatre siècles d’obscurité, période qu’on a coutume d’appeler les « siècles obscurs[v] », les Grecs qui habitent cette région partagent de nombreux points communs. Ils se reconnaissent au travers d’une histoire commune, qui se manifeste notamment autour de l’Iliade et l’Odyssée, ils croient au même panthéon de dieux, ils ont des liens commerciaux très étroits entre eux, ils font la guerre de la même manière et surtout, la cité-État est au cœur de leur organisation sociétale[vi].

La cité grecque, selon la définition qu’en a fait le célèbre philosophe Aristote dans son traité de la Politique en 322 av. J.-C., se comprend comme « une sorte de communauté (Koinônia) » dans laquelle il y a une « participation commune des citoyens à un système de gouvernement (politeia)[vii] ». Aristote met également l’emphase, après avoir évoqué les deux éléments constitutifs d’une cité, le territoire et la population, sur le fait que les individus qui composent et occupent le territoire de la cité ont la volonté de se placer « sous une loi commune (une sorte de constitution) afin de vivre en communauté[viii] ». Tel est, pour Aristote, l’élément, ou le critère fondamental, qui définirait la cité grecque. Ainsi, la cité ou la polis pour les Grecs « ne se définit donc ni par un noyau urbain, ni par un territoire, ni par un peuplement homogène, mais par la soumission d’un groupe à une loi commune[ix] ». C’est sous ce constat que nous devons nuancer l’idée d’une « démocratie grecque ». En effet, cettedite soumission d’un groupe, dans ce cas-ci les membres d’une cité-État, à une loi commune ne se manifeste que dans les limites mêmes des différentes cités-États. À l’époque classique, de nombreuses formes d’organisations politiques ont été expérimentées par les Grecs à l’intérieur de ses limites. Parmi celles-ci, celles qui reviennent le plus fréquemment sont de l’ordre de l’oligarchie, de la monarchie et de la tyrannie[x]. Athènes, pour sa part, a su se démarquer politiquement des 320 cités-États qui existaient en Grèce[xi] en offrant le premier modèle démocratique de l’histoire. C’est la raison pour laquelle il a été mentionné en introduction que lorsque nous parlons de la « démocratie grecque », nous entendons généralement la démocratie athénienne, car nous ne pouvons pas prétendre connaître d’autres à ce jour. Cette expérience démocratique est, littéralement, le berceau de la démocratie pour l’Occident. Toutes les traditions démocratiques occidentales prennent leurs sources dans cette dernière[xii].

La démocratie athénienne

Aux Ve et IVe siècles avant notre ère, Athènes est incontestablement la plus importante des cités grecques. Elle donne à toute la civilisation grecque classique son unité et en prime, elle domine le monde égéen presque sans discontinuité jusqu’en 338 av. J.-C.[xiii]. Bien qu’il existe plusieurs facteurs qui expliquent la prééminence d’Athènes dans le bassin égéen, l’une des causes de cette imposante hégémonie est sans aucun doute l’efficacité de son système démocratique. D’ailleurs, les principaux rouages de cet ensemble institutionnel peuvent être compris simplement. D’emblée, précisons que ce que les Grecs entendaient par démocratie n’est pas nécessairement ce que nous entendons par ce mot de nos jours et qu’il est primordial de ne pas tenter de comprendre ce phénomène selon nos schèmes de pensées contemporains. En effet, tel que nous l’avons constaté précédemment, l’idée de la démocratie athénienne se trouve affectée par une certaine tendance actuelle à généraliser et idéaliser son fonctionnement. Aussi, il est primordial de comprendre que l’élément démocratique dans le gouvernement athénien aux Ve et IVe siècles avant notre ère n’était pas basé sur l’application consciente ou inconsciente d’une idéologie préconçue, mais sur des réponses à des conditions historiques données[xiv].

Concrètement, de nombreux éléments doivent être pris en considération pour saisir l’ampleur de cette structure politique lorsqu’elle est à son apogée aux Vet IVe siècles avant notre ère. L’un des premiers fondements concerne le concept d’isonomie, en place depuis les réformes de Clisthène à la fin du VIe siècle av. J-C., qui déclare que « chaque citoyen est égal par la loi, mais aussi devant la loi[xv] ». Les répercussions de ce principe à Athènes sont que les notions de classes sociales et de distinctions sociales aux yeux de la loi sont abolies. Tous les citoyens athéniens sont par conséquent égaux d’un point de vue législatif. Le principe d’iségorie est également un aspect fondamental dans la structure démocratique athénienne. Il défend l’égalité des droits et devoirs civiques par rapport à l’État pour tous les citoyens, qu’ils soient aristocrates ou paysans[xvi]. Le principe de l’éleuthéria, quant à lui, assure la liberté politique du citoyen. Cette liberté se manifeste notamment par son droit de participer ou non aux institutions politiques. Dans le langage politique et même juridique des Athéniens, les « hommes libres » ont la possibilité d’exercer des magistratures ou les droits politiques de citoyens. Concrètement, l’éleuthéria exprime l’aspiration du peuple au pouvoir[xvii]. En somme, ces trois différents principes, qui sont les plus notoires de la démocratie athénienne, font en sorte qu’aux Vet IVe siècles av. J.-C., le citoyen se retrouve au cœur des discussions politiques de la cité. 

En ce qui concerne le fonctionnement de ce système démocratique, il se comprend selon cinq organisations centrales. Nous avons l’Ékklésia, la Boulè, les Archontes, l’Aréopage ainsi que le tribunal de l’Hélié. L’Ékklésia pour sa part est l’Assemblée des citoyens. Elle se doit de représenter la souveraineté populaire et son rôle principal se manifeste notamment en exerçant le vote final des projets de lois[xviii]. Aussi, l’Assemblée dispose du pouvoir de l’ostracisme, mesure qui engendre le bannissement d’un citoyen trop avide de pouvoir, en réaction défensive de la collectivité face à un potentiel coup d’État, pour une période de 10 ans[xix]. La prise des décisions par les membres de l’Assemblée était un vote à main levé, dans le cas des lois, ou au scrutin secret, pour l’ostracisme par exemple. La Boulè, pour sa part, est un conseil de 500 citoyens tiré au sort annuellement. C’est l’organisation politique principale dans la démocratie athénienne puisque ce sont ces membres, les bouleutes, qui élaborent les projets de lois, appelé probouleuma[xx]. Le conseil exerce une certaine influence sur les magistrats, coopère avec eux pour l’administration de la cité et prépare les séances de l’Ékklésia[xxi]. La Boulè, depuis les réformes de Clisthène du VIe siècle, est « la gardienne de la constitution et des lois[xxii] ». Les Archontes, pour leurs parts, sont ceux qui recommandent les projets de lois à la Boulè[xxiii]. Ils servent de référence judiciaire alors que l’Aréopage est un conseil constitué d’anciens Archontes[xxiv]. Ces membres discutent des affaires de la vie civique et surtout, puisqu’ils sont des citoyens qui ont de l’ancienneté quant à l’expérience de la démocratie, ils peuvent faire des propositions aux membres de l’Ékklésia. Finalement, le peuple souverain d’Athènes, par l’entremise du tribunal de l’Hélié, rend justice. Au total, le tribunal populaire de l’Héliée, qui est composé de 6 000 citoyens tirés au sort, juge toutes les causes[xxv].

Enfin, toutes ses organisations s’articulent autour d’un calendrier politique. Encore une fois, comme pour le principe de l’isonomie, c’est Clisthène qui a mis en place ce fonctionnement. Pour la vie de tous les jours, les Athéniens ont gardé un calendrier lunaire, mais suite aux réformes du VIe siècle, la démocratie athénienne s’articule autour d’un calendrier basé sur 10 mois. Clisthène a persuadé le peuple de fonder l’organisation politique non plus sur la famille, le clan et la phratie, mais sur le territoire. Ainsi, à chaque mois politique, 50 hommes par tribus étaient tirés au sort pour former les 500 membres qui siègent à la Boulè[xxvi]. Cela permet une rotation des élus sur une base annuelle dans le but de faire participer tous les citoyens athéniens, mais également de s’assurer que personne ne mobilise trop longtemps une forme de pouvoir. Toutes ces mesures, principes et institutions cumulés, ont donc donné naissance à la première expérience démocratique de l’histoire de l’humanité : la démocratie athénienne et non la « démocratie grecque ». 

« Un beau rêve »? : les problèmes de la démocratie athénienne

Nous l’avons vue, la notion de démocratie est née en Grèce et « Athènes, depuis la fin du sixième siècle av. J.-C. vécut toujours, à de brèves exceptions près, sous ce régime[xxvii] ». Quant à ce qui nous intéresse dans le cadre de cet article, force est de constater que les médias diffusent également une vision idéalisée de l’expérience démocratique athénienne. Pour Lise Ravary, la démocratie par le peuple et pour le peuple « pratiquée par les Grecs de l’Antiquité » est « un beau rêve[xxviii] ». Toutefois, il se trouve que toute démocratie doit faire face, à différents niveaux, à des problèmes similaires. Lorsque nous analysons plus en profondeur certaines particularités de cette expérience démocratique, il devient évident qu’elle n’était pas sans lacunes. Il y avait en effet quelques problèmes et manières de procédés qui nous sembleraient moralement inacceptables de nos jours, dont la question de la citoyenneté et l’exclusion de nombreux individus dans la pratique démocratique, l’éligibilité aux hautes fonctions politiques ainsi que la présence de clientélisme. 

La citoyenneté et les exclus

Avant d’idéaliser la situation et d’effectuer un amalgame hâtif entre les problèmes de notre démocratie moderne et les bienfaits de la démocratie directe athénienne, nous devons préciser un certain nombre de différences entre nos idées préconçues et celles des Grecs. Bien que le principe d’isonomie, ou du moins ce qui s’en rattache, soit l’un des premiers héritages politiques récupérés des Athéniens par l’Occident, il est important de souligner que pour les Athéniens, l’activité politique dans son ensemble se limitait aux citoyens uniquement[xxix]. La particularité dans ce cas-ci est que, pour obtenir le statut de citoyen, les conditions étaient très strictes. D’abord, seuls les hommes adultes étaient admissibles à ce statut et surtout, ils devaient être nés de parents athéniens[xxx]. À Athènes donc, ce sont uniquement les citoyens qui possèdent des droits politiques et qui prennent part à la gouvernance de la cité. Par conséquent, les femmes, les enfants, les Grecs des autres cités et les esclaves ne participaient pas à la vie politique. Proportionnellement, cela signifie qu’une très grande majorité de la population se voyait exclue du processus démocratique. À titre d’exemple, vers 450 av. J.-C., il y avait approximativement 30 000 à 40 000 citoyens athéniens en rapport à une population d’environ 300 000 habitants[xxxi]. Cette faible proportion, à l’ordre d’environ 10%, témoigne donc qu’un nombre très élevé d’individus, dans ce cas-ci environ 90% de la population d’Athènes, étaient exclus de la sphère publique puisqu’ils ne pouvaient pas accéder à la dignité du citoyen en raison des critères restrictifs[xxxii]. Ces deux éléments nuance donc l’idée que la démocratie athénienne était « un beau rêve », mais encore une fois, rappelons que nous ne devons pas tenter de la comprendre en fonction de nos schèmes de pensés actuels. Si nous prenons le cas de l’exclusion des femmes athéniennes, nous ne devons pas oublier que « les droits politiques des femmes sont bien trop récents dans nos sociétés pour que nous nous attendions à ce que les Grecs les aient admis[xxxiii] ». Par conséquent, leur exclusion ne rend en aucun cas la démocratie grecque moins démocratique. Le cas des esclaves est pratiquement le même. L’esclavage était une réalité durant l’Antiquité, mais aussi un facteur indispensable au bon fonctionnement de l’économie[xxxiv]. Les nuances sont de mises, mais il s’agissait malgré tout de la réalité politique à Athènes. 

« Ignorance » et « incompétence »

Que chacun détienne un poids politique égal au gouvernement d’un pays peut sembler juste et équitable, mais cela peut également être dangereux, puisque tous ne possèdent pas une égale compétence quant à la prise de décisions rationnelles[xxxv]. À Athènes au Ve siècle avant notre ère, alors que les citoyens sont nouvellement inclus dans le carcan démocratique, les critiques des contemporains se sont rapidement fait entendre. Elles vont commencer sur le plan théorique, avec l’idée que le peuple est ignorant[xxxvi]. Les aristocrates méprisaient fortement le peuple qui venait d’accéder, sans tradition ni éducation, à l’exercice des responsabilités publiques[xxxvii]. L’irrévérence et l’indignation ont rapidement submergé le climat social de la cité-État, minant par le fait même les fondements communautaires qui caractérisaient fortement Athènes. Dans ce cas-ci, cette situation de conflits sociaux entre les différentes strates sociales, résultat de la mise en place de la démocratie directe à Athènes, témoigne que l’idée d’un « beau rêve » se doit d’être nuancé. Qui plus est, les critiques des aristocrates, qui considèrent le peuple comme étant largement « ignorant », s’aggravent suite à différentes expériences qui ont révélé les passions violentes de ce même peuple. « Le phénomène qui transforme une collectivité de gens sensés en une foule aveugle et excessive, sans nul doute, appartient à tous les temps. Même dans nos démocraties modernes, où le peuple n’est jamais officiellement assemblé, il est possible que, toutes proportions gardées, l’unification de l’information et l’ampleur des propagandes, jointes à l’effet cumulatif que peuvent exercer les sondages, donnent quelque idée de ce qui devait se passer quand des milliers de personnes criaient, riaient, et s’entraînaient les uns les autres[xxxviii]».  Ce même effet d’entraînement réciproque a renforcé le caractère irrationnel des décisions populaires à Athènes. Par conséquent, l’ « ignorance » et l’ « incompétence », tant dans leurs applications que dans le mépris de l’élite aristocratique, sont des facteurs qui doivent être pris en considération afin de ne pas tomber dans l’interprétation quasi idyllique de cette expérience démocratique. 

Les hautes fonctions et le clientélisme

D’autres éléments de la démocratie athénienne, cette fois plus subtile, nous permettent de ne pas idéaliser cette expérience politique. À l’âge d’or de la démocratie athénienne, « l’éligibilité à une haute fonction était réservée aux hommes riches ou de naissance noble. Un simple ouvrier, un petit fermier ou un petit négociant pouvaient prétendre à des postes secondaires et y étaient, dans les faits, nommés; mais seuls les hommes riches ou bien nés avaient accès aux plus importantes fonctions de l’État[xxxix] ». Cela remet donc en question l’idée de la représentativité des citoyens athéniens dans ce processus démocratique. Aucune des réformes, tant celles de Solon, de Clisthène ou de Pisistrate, n’ont offertes un accès aux postes élevés de direction de l’État pour le « petit peuple ». Seuls les membres des classes censitaires les plus hautes restaient éligibles aux fonctions de général ou de trésorier[xl]. Il y avait donc, en plus des critères d’accessibilité au rang de citoyen très strictes, un nœud infranchissable pour une catégorie sociale spécifique dans la hiérarchie politique athénienne. 

Qui plus est, un autre phénomène s’est inséré dans les rouages de la démocratie athénienne au Ve et IVe siècles avant notre ère : le clientélisme. L’historien Claude Mossé a démontré que cette situation s’observe notamment sous la forme de « patronage communautaire[xli] ». Il précise que toutes les formes de distributions aux pauvres, tel que le salaire des rameurs, aboutissent à « l’établissement d’une relation et d’un nœud de relations de type patron/client[xlii] ». Dans ce cas-ci, le terme de « patronage communautaire » se justifie parce qu’il s’agit de dépenses engagées par des particuliers pour la réalisation d’objectifs communautaires, tels que les constructions publiques ou même l’organisation de fêtes, dans l’intention de s’assurer en échange la faveur du peuple, le soutien nécessaire à la réussite d’une carrière politique[xliii]. Ce phénomène s’observe notamment dans les liturgies. Ainsi, la générosité des riches supposait une relation de réciprocité entre inégaux[xliv]. « Ce qui déterminait cette relation, ce n’était ni une quelconque structure gentilice, ni une position particulière dans la société, mais la richesse d’une minorité face à la pauvreté de la masse des citoyens, et d’autre part le fait que cette masse était, du fait de rétablissement de la démocratie, détentrice de la souveraineté[xlv] ». Par conséquent, bien que la démocratie athénienne ne fût pas une illusion et qu’elle existait réellement[xlvi], certains paramètres permettaient à l’élite aristocratique d’Athènes d’exercer leurs influences dans la sphère politique, ce qui nécessairement s’éloigne du « beau » et de la « pure », comme le laissent prétendre certains médias traditionnels. 

Conclusion

Nous l’avons vue en introduction, il existe actuellement au Québec une tendance dans le discours public qui suppose que la Grèce antique n’était qu’une seule unité nationale au sein de laquelle s’articulait une structure politique démocratique. Ceux qui portent ce discours associent systématiquement la « démocratie grecque » à une structure politique inclusive qui représentait l’ensemble des Grecs. Nous l’avons démontré, plusieurs nuances doivent être apportées à ce niveau. D’abord, les cités-États étaient pleinement autonomes les unes des autres, et surtout, lorsque nous parlons de la « démocratie grecque », nous entendons généralement la démocratie athénienne, puisqu’il s’agit de la seule forme ancienne de gouvernement démocratique grec que nous pouvons prétendre connaître à ce jour. Ensuite, que cette expérience démocratique, bien qu’elle ait inspiré les démocraties modernes et démontré des progrès remarquables pour son époque, ne doit pas être idéalisé, voire perçu comme un « beau rêve ». La démocratie athénienne est uniquement accessible à ceux qui ont la dignité du citoyen, qui sont uniquement les hommes mâles nés de parents athéniens. Cela signifie donc que 90% de la population, dont les femmes, les Grecs des autres cités, les esclaves et les enfants, étaient exclus des processus décisionnels de la cité. Aussi, que même si uniquement 10% de la population était admissible à la démocratie, cela occasionnait des tensions sociales et du mépris des aristocrates envers un peuple qui était perçu comme « ignorant » et incapable de prendre des décisions rationnelles. À leurs yeux, l’ignorance et l’incompétence engendraient un danger : l’effet d’entraînement. Enfin, malgré la manifestation incontestable d’une démocratie directe, l’inaccessibilité pour le « petit peuple » aux hautes fonctions et le phénomène du clientélisme ont largement miné la « pureté » de cette première expérience démocratique.

Pour davantage d’informations :


[i] Cet extrait provient de la source suivante : FERRON, Évelyne. « Plan de cours ». HST223- La Grèce, culture et société, Hiver 2019.

[ii] Le Journal de Montréal, « Près de 2,4 millions de lecteurs ! », Québecormédia, http://resultats.quebecormedia.com/2013/03/jdm/fr/index.html

[iii] Lise Ravary, « La démocratie directe, une utopie? », Journal de Montréal, 16 juillet 2012, [En ligne], https://www.journaldemontreal.com/2012/07/16/la-democratie-directe-une-utopie

[iv] Charles Hignett, A history of the Athenian constitution: to the end of the fifth century B.C., Londres, Oxford, 1967, p.114.  

[v] Claude Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, Paris, A. Collin, 2014 (1999), p. 5.

[vi] Nicolas Svoronos et Claude Mossé, « Grèce antique (histoire) – La Grèce antique jusqu’à Constantin », Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 12 avril 2019. URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/grece-antique-histoire-la-grece-antique-jusqu-a-constantin/, p. 7.

[vii] Michel Humbert et David Kremer, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Paris, Dalloz, 2014 (1992), coll. « Précis », p. 5.

[viii] Ibid.

[ix] Ibid.

[x] Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, p. 5.

[xi] Charles Hignett, A history of the Athenian constitution: to the end of the fifth century B.C. p.114. 

[xii] Raymond Chevallier, Influence de la Grèce et de Rome sur l’occident moderne, Paris, Les Belles lettres, 1977, p.385.

[xiii] Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, p. 12.

[xiv] Martin Ostwald, « La démocratie Athénienne, réalité ou illusion? », Mètis, anthropologie des mondes grecs ancien, vol. 7, no 1-2, p. 8.

[xv] Bernard Holtzmann, « Instauration de la démocratie à Athènes », Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 3 février 2019, Disponible sur http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/instauration-de-la-democratie-a-athenes/

[xvi] Jacques Dufresne, La démocratie athénienne. Miroir de la nôtre, Ayer’s Cliff, L’Agora, 1994, p. 54.

[xvii] Alain Fouchard, Aristocratie et démocratie. Idéologies et société en Grèce ancienne, Paris, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, no 656, 1997, p. 195.

[xviii] Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, p. 25.

[xix] Dufresne, La démocratie athénienne. Miroir de la nôtre, p. 55.

[xx] Mossé, Les institutions grecques à l’époque classique, p. 25.

[xxi] Ibid.

[xxii] Ibid., p. 29.

[xxiii] Guy Burgel, et Pierre Lévêque, « Athènes », Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 17 avril 2019, http://www.universalis-edu.com.ezproxy.usherbrooke.ca/encyclopedie/athenes/, p. 11.

[xxiv] Ibid.

[xxv] Ibid., p. 12.

[xxvi] Russel Meiggs, « Clisthène », Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 17 avril 2019, http://www.universalis-edu.com.ezproxy.usherbrooke.ca/encyclopedie/clisthene-570-508/

[xxvii] Jacqueline de Romilly, « Problèmes de la démocratie grecque », Problèmes de la démocratie grecque. Paris, Hermann, 2006, p. 4.

[xxviii] Lise Ravary, « La démocratie directe, une utopie? », Journal de Montréal, 16 juillet 2012, [En ligne], https://www.journaldemontreal.com/2012/07/16/la-democratie-directe-une-utopie

[xxix] Ostwald, « La démocratie Athénienne, réalité ou illusion? », p. 8.

[xxx] Pierre Vidal-Naquet, « Grèce antique : une civilisation de la parole politique ». Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 3 février 2019, http://www.universalisedu.com.ezproxy.usherbrooke.ca/encyclopedie/greceantique-civilisation-unecivilisation-de-la-parole-politique/, p. 12.

[xxxi] Marie-Claire Amouretti, et François Ruzé, Le monde grec antique : des palais crétois à la conquête romaine. Paris, Hachette supérieur, 1999, p. 158.

[xxxii] Sandra Boehringer, et Violaine Sebilotte-Cuchet, « Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine », Clio, Vol. 37, no 1, 2013, p. 2.

[xxxiii] Ostwald, « La démocratie Athénienne, réalité ou illusion? », p. 8.

[xxxiv] Ibid., p. 9.

[xxxv] Romilly, « Problèmes de la démocratie grecque », Problèmes de la démocratie grecque, p. 19.

[xxxvi] Ibid.

[xxxvii] Ibid.

[xxxviii] Ibid., p. 25.

[xxxix] Ibid.

[xl] Ibid.

[xli] Claude Mossé, « Les relations de « clientèles » dans le fonctionnement de la démocratie athénienne », Mètis, anthropologie des mondes grecs ancien, 1994, vol. 9, no 10, p. 144.

[xlii] Ibid.

[xliii] Ibid.

[xliv] Ibid.

[xlv] Ibid.

[xlvi] Ostwald, « La démocratie Athénienne, réalité ou illusion? », p. 24.

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