L’historien Maurice Séguin (1918-1984), très souvent identifié comme l’un des membres du trio Séguin, Brunet et Frégault qui constituait l’« École de Montréal », propose dans cet ouvrage, qui est une adaptation de sa thèse de doctorat publiée en 1947, une analyse de la « nation canadienne » et de l’agriculture dans le siècle qui suit la Conquête du Canada par les Britanniques. Basée sur peu de sources – rapports officiels et recensements, principalement – cette étude offre un portrait très général, souvent sans nuances, de la condition des Canadiens vivant en milieux ruraux entre les années 1760 et 1850. À l’instar de Michel Brunet et Guy Frégault, qui utilisent une rhétorique incendiaire et militante dans leurs œuvres, la position de Séguin est rapidement connue du lecteur. Le changement de régime serait une « catastrophe[1] » puisque « la vie en Canada, une fois passés les temps héroïques des premières années, fut ordinairement facile et heureuse. Une honnête aisance régnait dans les campagnes. Chacun possédait l’essentiel de ce qu’il fallait pour vivre. Les taxes étaient inconnues et la terre, féconde et accessible, attendait les générations nouvelles[2] ». Alors que Michel Brunet souligne le repliement de la nation canadienne sur l’Église catholique suite à la Conquête, Séguin lui évoque un « repliement agricole[3] ».
La démonstration de Séguin brosse le portrait d’une paysannerie isolée ayant évoluée à l’écart du monde extérieur, des villes et des impératifs du marché[4]. La paysannerie décrite par ce dernier serait caractérisée par l’autosuffisance et un « esprit paysan » : « Sans doute, y avait-il déjà, chez ces cultivateurs d’origine française, écrit-il, un esprit paysan qui les portait à se montrer peu exigeants dans leur vie matérielle, à se contenter facilement et, par suite, à ne pas rechercher avec instance des débouchés pour leurs produits[5] ». Il y aurait une « interdépendance » entre cet esprit paysan et le peu d’opportunités offertes aux Canadiens au sein de l’Empire britannique. Ces deux facteurs agiraient l’un sur l’autre selon Séguin : « D’une part, l’esprit paysan prédisposait à négliger (sans toutefois s’en désintéresser complètement) le commerce des produits agricoles et à ne pas exploiter au maximum les possibilités de vendre. D’autre part, le médiocre marché entretenait l’esprit paysan au lieu de solliciter, de réveiller le cultivateur canadien, de l’habituer à vendre de plus en plus et à élever son niveau de vie matériel[6] ». Entre 1760 et 1850, l’agriculture constituait pour l’historien « un bien piètre moyen d’essor économique[7] ». Cette vision s’inscrit directement dans le courant historiographique nationaliste et traditionnelle qui tire ses origines des œuvres de François-Xavier Garneau. L’extrait suivant est très révélateur quant à la position de Séguin sur le rôle et la nature du régime seigneurial au Canada :
Ce fut non seulement un système de colonisation agricole merveilleusement bien adapté à des paysans sans capitaux, mais un système, on dirait prophétiquement conçu pour un peuple conquis auquel la terre restait le seul refuge. En plus d’écarter les étrangers, il conserve aux Canadiens, pendant plus de soixante ans après le désastre de la Conquête, la possibilité d’avoir 5 ou 6,000,000 d’arpents, sous l’occupation britannique, à un prix que les autorités françaises avaient en quelque sorte déterminé à l’avance. Il reporte à 1820 un manque de terre que les Canadiens auraient pu subir dès 1760. À un siècle de distance, ce chef-d’œuvre administratif fonctionnera, loin de ses surveillants naturels, avec encore assez de fidélité au plan primitif, pour couvrir de sa protection au moins deux générations de Canadiens après que la France se fut apparemment retirée[8].
À l’inverse, les townships auraient été « la forteresse des Britanniques[9] », mais puisqu’ils étaient entourés par la population canadienne, ils auraient subi les « attaques » et « assauts » des Canadiens qui auraient « submerger les Britanniques qui n’avaient pas su peupler la région[10] ». Les Canadiens de 1850, écrit Séguin, ont offert « aux Britanniques une démonstration concrète de ce que ces derniers auraient pu faire du Québec à peine peuplée, conquis en 1760[11] ». Malgré cette situation décrite par Séguin, les Canadiens auraient été, depuis la Conquête, dans une situation totale de subordination politique ce qui aurait entraîné « comme conséquence le maintien de leur subordination économique[12] ».
Rester dans l’Empire, c’était garder sur place, dans le Québec, des étrangers que quatre-vingt-dix ans d’occupation avaient rendus maîtres de tous les secteurs de l’économie, sauf de l’agriculture paysanne, et qui étaient déjà installés aux points stratégiques. Rester dans l’Empire, c’était, en dépit de l’obtention de la responsabilité ministérielle et de l’abolition du pacte colonial, subir les mêmes exclusions: exclusions du grand commerce, de l’exploitation des ressources naturelles, du capital, etc. Les Canadiens n’étaient ni préparés par leur passé, ni réellement libres pour l’avenir; ils n’étaient pas de taille à entreprendre, à chances égales, en compagnie des Britanniques, le développement économique intégral du Québec, à leur propre compte, en maîtres et non en serviteurs et dans la proportion exigée par leur nombre[13].
Séguin conclut son ouvrage sur ces mots : « Pour les Britanniques, le comble de l’effronterie (ou de la rouerie) aurait été de prétendre – comme on le fera plus tard – qu’il n’y avait plus “ni vainqueurs ni vaincus”. Et pour les Canadiens, le comble de la naïveté était d’être disposés à croire en une telle galéjade[14] ».
[1] Maurice Séguin, La nation canadienne et l’agriculture (1760-1850), Trois-Rivières, Boréal Express, 1970 (édition de la thèse de 1947), p. 61.
[2] Ibid., p. 51.
[3] Ibid., p. 62.
[4] Ibid., p. 69.
[5] Ibid., p. 128.
[6] Ibid., p. 128-129.
[7] Ibid., p. 129.
[8] Ibid., p. 185.
[9] Ibid., p. 212.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 213.
[12] Ibid., p. 260.
[13] Ibid., p. 260-261.
[14] Ibid., p. 262.
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