Classes sociales et question nationale au Québec, 1760-1840 – Gilles Bourque

Le professeur émérite du département de sociologie de l’Université de Québec à Montréal, Gilles Bourque, propose dans ce livre publié en 1970 une analyse des classes sociales et de la question nationale au Québec au cours de la période 1760 à 1840. Si les témoignages d’acteurs contemporains, et notamment des administrateurs coloniaux, sont évoqués à quelques occasions pour appuyer un « fait[1] » ou une conclusion, les sources sont pratiquement absentes de la démarche. Le travail de Bourque est davantage articulé autour de cadres théoriques, marxistes et structuralistes[2], qui sont ensuite plaqués de manière presque aveugle sur cette période historique. Dans presque tous les cas, les « démonstrations » du sociologue se structurent comme suit : d’abord, il reprend les conclusions déjà émises par des historiens et, ensuite, il articule une réflexion en fonction de son cadre théorique marxiste. Bourque tente par plusieurs moyens de mettre en évidence qu’il existait « un primat de la structure économique[3] » au Québec durant la période étudiée. 

L’ambition du sociologue dans cet ouvrage est considérable. Il cherche « les principaux facteurs de structuration de la totalité et de la situation globale[4] ». Après avoir lu le livre, le lecteur réalisera que cette totalité n’a pas été atteinte. S’il existait un « tout historique » pour le cadre spatio-temporel sélectionné par Bourque, il consisterait à rendre compte des situations culturelles, économiques, politiques, juridiques, familiales, militaires, géographiques, nationales, ethniques, linguistiques, confessionnelles, idéologiques et j’en passe plusieurs. C’est une tâche qui n’a jamais été accomplie et qui ne le sera probablement jamais. Selon Bourque, toutefois, la « totalité structurale » touche uniquement trois facteurs : l’économique, le politique et l’idéologique[5]. C’est en analysant ces « structures » qu’il prétend rendre compte de la totalité et de la situation globale québécoise durant les quatre-vingts années qui suivent la Conquête. Au-delà des cadres théoriques marxiste et structuraliste, les théories historiques sur lesquelles s’appuie sa démonstration sont principalement celles d’Harold Innis – Staple (théorie des produits moteurs)[6] – et de Maurice Séguin – Repli des Canadiens sur l’agriculture, sous-développement économique du Bas-Canada et régime seigneurial comme « refuge » pour la population francophone[7] –. Les réflexions théoriques qu’il met de l’avant partent dans presque tous les cas de ces interprétations historiques.

Le postulat du livre est que « l’appartenance à une classe déterminée n’est pas le résultat immédiat et mécanique de l’origine ethnique[8] ». Selon Bourque, « certains individus franchissent les barrières nationales et appartiennent à des classes dont la majorité des individus ne sont pas de la même ethnie[9] ». Il ajoute que ceux-ci auraient tendance « à épouser la vision du monde de la classe à laquelle ils appartiennent et cela malgré leur différence ethnique[10] ». Il existerait donc au Québec entre 1760 et 1840 un primat des classes sociales sur l’appartenance nationale. Évidemment, cette conclusion revient au postulat marxiste de la primauté de la structure économique sur l’ensemble des facteurs composant une réalité sociale. L’extrait suivant est très révélateur quant à la position défendue par le sociologue : 

La volonté de conciliation au sein de l’administration coloniale rencontre une volonté évidente de collaboration chez les seigneurs et le clergé canadiens-français qui désirent, comme nous l’avons souligné, assurer leurs assises socio-économiques: régime seigneurial, reconnaissance du rôle de l’évêque et de l’indépendance du clergé. Les seigneurs français sont appuyés par les seigneurs anglais qui, comme eux, n’exercent que le rôle de propriétaires fonciers. Ils doivent par contre subir l’opposition des seigneurs anglais qui sont en même temps commerçants. Ceux-ci voudraient un changement de tenure afin de vendre leurs terres avec profit ou dans le but d’exploiter les produits forestiers. On constate donc que le rapport classes-nations est un problème structurel, comme nous le verrons plus loin, une question de possibilités collectives d’atteindre telle ou telle position dans la structure des rapports de production. Si donc le problème national joue un rôle dans la détermination des classes sociales, il nous faut reconnaître dès maintenant qu’il ne préside pas à un clivage radical à caractère unique[11].

L’histoire du Québec post-conquête devrait, selon Bourque, se comprendre principalement par l’intention des acteurs sociaux de contrôler la production, ou encore, en fonction du rapport à la production de la société et de ses groupes. Même s’il atteste de l’existence d’une lutte nationale, celle-ci n’empêcherait pas la lutte des classes au sein d’une même nation ainsi que la primauté du désir de l’ensemble des groupes de contrôler la production économique[12]. 


[1] Il est fréquent dans ce livre de lire qu’un « fait » a été établit à partir d’un court extrait de discours d’un dirigeant officiel. Par exemple, une partie d’un témoignage de Durham suffit à l’auteur pour établir qu’il existait un esprit d’entreprise chez les Anglais et non chez les Canadiens.; Gilles Bourque, Les classes sociales et la question nationale au Québec, 1760-1840, Montréal, Édition Parti Pris, 1970, p. 103.

[2] Ibid., p. 13. 

[3] Ibid., p. 15.

[4] Ibid., p. 13.

[5] Ibid.

[6] Ibid., p. 23-25.

[7] Ibid., p. 133-134; 142. 

[8] Ibid., p. 34.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 73. 

[12] Ibid., p. 307. 

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