La rencontre de deux peuples élus: comparaison des ambitions nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920 – Sylvie Lacombe

Sylvie Lacombe, sociologue et professeure à l’Université Laval, propose dans cette étude d’histoire comparée une analyse de « l’affrontement idéologique[1] » qui occupait le devant de la scène politique canadienne au tournant du XXe siècle. Les « deux peuples élus » dont le titre fait mention réfère aux deux sociétés qui se sont affrontées sur le plan des idées, soit le Canada français ainsi que le Canada anglais[2]. D’un côté, Sylvie Lacombe écrit que les francophones se regroupent derrière l’ambition nationale telle qu’incarnée par Henri Bourassa (1868-1952), le petit-fils de Louis-Joseph Papineau, fondateur du journal Le Devoir et homme politique influent de son époque[3]. Sans affirmer qu’il s’agit d’une erreur méthodologique, il semble important de préciser qu’il existait, dans le Canada francophone du tournant du XXe siècle, des intellectuels loyalistesinfluents. L’exemple de Thomas Chapais est plutôt révélateur[4]. Ainsi, les francophones ne se regroupaient pas tous derrière l’ambition nationale de Bourassa, même si c’était le cas pour une vaste majorité de la population. De l’autre côté du spectre idéologique nationale, il y aurait selon Lacombe les anglophones défendant une ambition impériale, laquelle est représentée par de multiples associations, dont la Ligue de fédération impériale créée en 1884[5], et de nombreux acteurs : George Monro Grant, George R. Parkin, William L. Grant, Stephen Leacock et Andrew Macphail[6]. À partir d’études monographiques, de brochures, de livres, d’articles de revues, d’éditoriaux dans Le Devoir, de reproduction de discours et de déclaration en Chambre, Lacombe est habillement parvenu à mettre en relief les spécifications de chacune des idéologies ainsi que la « cohérence d’ensemble qui les caractérise l’une par rapport à l’autre[7] ».  

En ce qui a trait au mouvement nationaliste mis en place par Henri Bourassa en 1899, il se rattache principalement à l’œuvre des Pères de la Confédération[8]. Celle-ci serait « trahie » par la politique nationale de l’époque et, pour Bourassa, « reprendre et transmettre cette tradition politique représente […], la seule et unique garantie de survie de l’entité canadienne. C’est la fragilité de cette dernière qui confère son caractère d’urgence à l’entreprise nationaliste: le Canada est à parfaire, si ce n’est à construire, car même autonome, il reste une colonie de l’Empire britannique[9] ». Pour aboutir à cette finalité politique, plusieurs exigences doivent être mises en place : le mouvement impérialiste doit être vaincu, le patriotisme canadien-français – nationalisme – doit triompher, le catholicisme doit être la seule garantie de l’universalité du genre humain, le politique doit uniquement servir aux intérêts des « races » et non des individus et, finalement, l’unité nationale est tributaire de l’unité spirituel et moral de la « patrie canadienne »[10]. Ainsi, à l’inverse de la génération des réformistes du milieu du XIXe siècle qui croyait que l’émancipation nationale devait passer par le développement économique[11], le mouvement nationaliste du tournant du XXe siècle tel qu’incarné par Bourassa relègue l’économie au bas de ses priorités[12]. 

Le mouvement impérialiste, quant à lui, ne milite pas pour l’expansion de l’Empire britannique ou pour la seule gloire de l’Angleterre[13]. Ces représentants « cherchent plutôt à opérer l’union intime des diverses parties de l’Empire, et ce, tant au plan économique et militaire, que politique et moral[14] ». Leurs objectifs sont multiples. Sur cette question, Lacombe écrit que : 

Les Canadiens anglais qui militent dans les nombreuses associations dévouées à la cause impériale visent donc, dans un premier temps, l’intensification des relations commerciales avec l’Angleterre et avec les autres membres de l’Empire. Ils attendent également du Canada et des autres colonies qu’ils coopèrent militairement avec l’Angleterre de sorte que la marine anglaise devienne une flotte véritablement impériale, comprenant des sections coloniales, canadiennes, néo-zélandaises, etc. Enfin ces deux champs d’intervention, économique et militaire, supposent l’unification politique et morale de l’Empire britannique; ce dernier aspect du projet impérialiste est le plus important aux yeux des Canadiens anglais. Les trois dimensions qui doivent révéler l’unification de l’Empire sont donc intimement liées entre elles[15].

Qui plus est, selon les tenants de cette idéologie, la Confédération ne permet pas de reconnaître à la langue française une protection constitutionnelle ailleurs que dans la province de Québec et le catholicisme n’est pas la religion d’un peuple ou d’une race, mais d’une « secte[16] ». Ainsi, il existe sans l’ombre d’un doute un affrontement idéologique entre les nationalistes et les impérialistes.

L’ouvrage de Lacombe est intéressant puisqu’il met en relief qu’en dépit de leurs nombreuses divergences, les deux idéologies se rencontrent sur certaines thématiques. Par exemple, tant les nationalistes que les impérialistes éprouvent le désir de maintenir le lien à l’Angleterre. « Cependant, écrit Lacombe, les deux groupes s’excluent mutuellement de par leur conception de la nature du lien entre le Canada et l’Angleterre et des développements futurs qu’il recèle. Les partisans de l’Empire visent son resserrement graduel et militent pour qu’il se manifeste à tous les plans de la vie impériale, économique, militaire, politique et morale; tandis que les nationalistes voient dans son relâchement graduel un mouvement normal, en accord avec sa nature, qui se réduira finalement à la seule reconnaissance de la Couronne britannique[17] ». Qui plus est, les deux idéologies rejettent la politique partisane, ont une vision conservatrice de l’organisation en société, accordent une importance de premier plan à la « race » et ne veulent pas l’adhésion aux États-Unis[18]. Ce qui, au final, constitue quelques points en communs malgré les oppositions qui sont au cœur de leurs idéaux. 


[1] Sylvie Lacombe, La rencontre de deux peuples élus: comparaison des ambitions nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2002, p. 3. 

[2] Ibid., p. 4.

[3] Ibid., p. 19-22. 

[4] Damien-Claude Bélanger, Thomas Chapais, historien. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2018, 222 p. 

[5] Lacombe, La rencontre de deux peuples élus, p. 26. 

[6] Ibid., p. 29-30. 

[7] Ibid., p. 12. 

[8] Ibid., p. 37.

[9] Ibid.

[10] Ibid., p. 37; 38; 40; 97. 

[11] Éric Bédard, Les Réformistes. Une génération canadienne-française du XIXe siècle, Montréal, Boréal, 2009, p. 142-143.

[12] Lacombe, La rencontre de deux peuples élus, p. 103.

[13] Ibid., p. 27.

[14] Ibid.

[15] Ibid., p. 129.

[16] Ibid., p. 219. 

[17] Ibid., p. 228.

[18] Ibid.

0 commentaire sur “La rencontre de deux peuples élus: comparaison des ambitions nationale et impériale au Canada entre 1896 et 1920 – Sylvie LacombeAjoutez le votre →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *