Dans cet ouvrage d’histoire croisée, comparative et connectée, le professeur titulaire en ethnologie et en histoire au département des sciences historiques de l’Université Laval, Laurier Turgeon, propose une histoire de la Nouvelle-France centrée sur les contacts et échanges survenues dans la vallée et le golfe du Saint-Laurent entre les cultures européennes et Amérindiennes au XVIe siècle. Désirant « rompre » avec une tradition historiographique européocentré, qui n’offre qu’un seul point de vue, l’historien propose dans cette étude « de mieux comprendre comment la colonisation européenne a transformé les sociétés amérindiennes et, en même temps, comment les valeurs et les produits amérindiens ont influencé la pensée et le mode de vie des Européens[1] ». À partir d’une méthode inspirée de la « biographie des objets », initialement proposée par le sociologue Indien Arjun Appardurai[2], Turgeon accorde « la primauté à l’objet matériel parce qu’il est à l’origine des contacts et parce que c’est souvent à travers lui que les transferts culturels se concrétisent[3] ». Sa démarche vise, dans son ensemble, « à identifier les usages de l’objet dans la culture d’origine, à retracer son parcours transculturel et à repérer ses nouveaux usages dans la culture de réception[4] ». À l’aide de sources imprimées, manuscrites, iconographiques et archéologiques telles que des récits de voyages, les relations des jésuites, les histoires naturelles, les récits cosmologiques et 6 000 actes notariaux, l’auteur étudie la « vie socio-culturelle[5] » de quatre objets distincts : la morue des « Terres Neufves », le castor, la chaudière de cuivre ainsi que les perles européennes et autochtones.
La morue, premier produit nord-américain consommé massivement en France à l’époque moderne, est une ressource ayant permis aux Français de « développer des relations avec les autochtones, d’occuper le littoral, de s’approprier cet espace et de construire progressivement un territoire colonial[6] ». Le projet d’une colonie française en Amérique du Nord découle directement des activités de pêches. Produit de peu d’intérêt pour les Amérindiens, les Basques, Normands et Bretons, au contraire, voient dans la morue une opportunité économique. Dans un marché sans cesse en croissance tout au long du XVIe siècle, le golfe du Saint-Laurent représente « un pôle d’activité européen tout à fait comparable à celui du golfe du Mexique et de la mer des Caraïbes[7] ». La forte demande de la morue « sèche » ou verte sur les marchés de France, causée principalement par l’exotisme du produit et les 166 jours maigres du calendrier liturgique, résulte en la mise en place d’une « industrie » ou, du moins, d’une « proto-industrie de type capitaliste par sa taille, la division et la productivité du travail et la mobilisation et la concentration des capitaux[8] ». Les types d’investissements et le monopole des marchands-avitailleurs attestent que, comme l’a démontré Louise Dechêne dans Habitants, marchands et seigneurs, la colonisation en Amérique du Nord est le produit du capital marchand. L’entreprise commerciale est au cœur des premiers contacts avec le territoire et ses populations.
Le castor, mieux connu et davantage traité dans l’historiographie, est quant à lui le produit qui « stimula le projet colonial français et l’entraîna au cœur du continent[9] ». Produit nord-américain le plus recherché en France dans l’ensemble des couches socioprofessionnelles en raison de la mode, le castor occupe également une importante place dans les cultures autochtones (alimentation, vêtements, outils, médecine, etc.). Malgré l’intérêt mutuel pour ce produit, une réciprocité est bien présente entre les Européens et les Autochtones qui sont enclins d’échanger des peaux de castor contre des chaudrons, des perles, des haches, des couteaux et du pain[10]. D’abord financé par du capital privé, le commerce des pelleteries devient un monopole d’État sous le règne d’Henri IV. Le marché de la fourrure est utilisé par la monarchie française afin de financer la colonisation[11]. À l’instar des pêcheries, les activités commerciales reliées au castor témoignent que « la conquête par le commerce fut une caractéristique du colonialisme français en Amérique du Nord[12] ».
Quant au chaudron de cuivre, produit de peu de valeur en Europe, il prend une dimension symbolique centrale chez les peuples autochtones. Déjà prisé dans les sociétés précolombiennes de l’Amérique du Nord, le cuivre s’inscrit dans leurs systèmes de croyances et de représentations du monde élaborés bien avant l’arrivée des Européens[13]. Le cuivre européen est réservé à des usages cérémonials et rituels : chez les groupes iroquoiens des Grands Lacs, par exemple, « les chaudrons de cuivre ne viennent pas remplacer les traditionnels pots en terre cuite utilisés pour la cuisine de tous les jours. Les chaudrons sont au contraire thésaurisés[14]». Selon Turgeon :
En ces temps des premiers contacts avec les Français, les groupes amérindiens subissent de fortes tensions qui sont à la fois centrifuges et centripètes : ils ressentent, d’une part, le besoin d’ouverture pour se renouveler, se régénérer et se renforcer et, d’autre part, la nécessité de fermeture pour assurer leur cohésion, leur continuité et leur stabilité. L’ouverture à l’autre permet l’acquisition du pouvoir de l’altérité, mais représente aussi une menace d’envahissement. Les chaudrons, comme les groupes, oscillent entre ces deux positions : debout, ils s’ouvrent aux autres pour accueillir les aliments nourriciers nécessaires à la vie; renversés, ils se ferment pour offrir une protection et sécurité[15].
Les perles, derniers objets observés par l’auteur, et notamment l’étude de l’usage des perles françaises par les Amérindiens, « donne la possibilité de mieux comprendre la mise à contribution du corps dans ces échanges et le rôle de ces objets européens dans l’élaboration de nouveau régime de valeur[16] ». Comme ce fut le cas pour les pierres orientales en Europe, « les perles européennes acquirent en Amérique du Nord une valeur symbolique et idéelle parce qu’elles étaient des objets singuliers, venus de loin et appropriés par l’échange[17] ». Chez les Autochtones, les perles assuraient la reproduction sociale et biologique de la communauté. Leur rôle central dans la pratique des offrandes mortuaires, qui s’est développée pendant la période de contact avec les Européens[18], témoigne très bien des interactions entre les deux cultures. L’ensemble de la démonstration de l’ethnologue et historien Laurier Turgeon permet de saisir que, contrairement à certaines conceptions historiques populaires, les sociétés françaises et amérindiennes du début du XVIIe siècle sont déjà largement transformées par les contacts.
[1] Laurier Turgeon, Une histoire de la Nouvelle-France. Français et Amérindiens au XVIe siècle, Paris, Belin, 2019, p. 10.
[2] Ibid., p. 15.
[3] Ibid., p. 13.
[4] Ibid., p. 15.
[5] Ibid., p. 14.
[6] Ibid., p. 23.
[7] Ibid., p. 37.
[8] Ibid., p. 50.
[9] Ibid., p. 91.
[10] Ibid., p. 89.
[11] Ibid., p. 139.
[12] Ibid., p. 141.
[13] Ibid., p. 168.
[14] Ibid., p. 170.
[15] Ibid., p. 182.
[16] Ibid., p. 183.
[17] Ibid., p. 202.
[18] Ibid., p. 217.
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