L’historienne Louise Dechêne (1928-2000), dans sa monographie Habitants et marchands de Montréal au XVIIesiècle, aborde une vaste gamme de sujets liés à la ville de Montréal et ses alentours. Son étude porte sur l’établissement et la formation d’une société coloniale « issue du transfert d’une population européenne et soumise aux influences conjuguées de la tradition et de la nouvelle expérience en Amérique[1] ». Les matériaux de son ouvrage son constitué tout autant de sources quantitatives que qualitatives. Nous retrouvons des listes de recrues, des dénombrements et « rôle de cotisation », des archives du bailliage, la correspondance des seigneurs, les registres paroissiaux ainsi que les minutes notariales tels que des contrats de société, des obligations, engagements et inventaires de marchands.
Dans une première partie, elle brosse un portrait des groupes qui composaient la population de Montréal durant le XVIIe siècle et des rapports entre ceux-ci : indigènes, colons français, population féminine, engagée, soldats et marchands. Ce qui ressort de sa démonstration est définitivement l’importance des réseaux de parentés dans l’immigration au Canada[2]. Les déplacements se faisaient très régulièrement en « bloc familiaux ». La deuxième partie, qui traite des éléments fondamentaux du commerce, est l’une des importantes contributions historiographiques de cet ouvrage. Contrairement aux études de cette époque qui abordent uniquement les circonstances politiques externes pour expliquer le développement colonial du Canada, Dechêne innove en se concentrant spécifiquement sur les circonstances internes de la « formation du social » dans la colonie[3]. L’angle d’approche est complètement nouveau : elle analyse la nature de la production et des échanges et non le projet politique dont elles émanent. Son analyse du système commerciale, et du système monétaire qui le sous-tend, démontre que le rapport de production à Montréal repose presque uniquement sur un double échange fourrures-marchandises.
Dans cet ouvrage, l’historienne contribue également à défaire certains mythes. Celui de la « thésaurisation » des fourrures par les habitants est un exemple intéressant : « Trois cents inventaires après décès nous ont démontré que personne n’accumule de fourrures. La thésaurisation du castor ou autres moyens d’échange, présenté par les historiens comme un trait caractéristique de cette société et qui repose sur des témoignages aussi fragiles, ne peut pas être retenu[4] ». Au-delà de ces aspects, Dechêne aborde une quantité impressionnante de thématiques, allant d’une analyse de l’évolution des prix, de l’agriculture, de la société, de la mobilité des individus, du « morcellement[5] » des terres, de la « rotation des cultures[6] », des rapports de production, du crédit et de la composition du capital.
Le XVIIe siècle canadien représente, selon l’historienne, « une aventure spéculative de type quasi médiéval, fondée sur l’exportation de quantités limitées de marchandises, le déséquilibre entre deux civilisations, et toute une série de monopoles[7] ». Même si le Canada est « une création du capitalisme marchand[8] », le capital commercial n’aurait toutefois pas été une force de propulsion. La société canadienne était davantage de type féodal. C’est une des contributions les plus considérables de cet ouvrage : mettre en évidence les aspects féodaux de la société, notamment à travers l’institution seigneuriale. Bien qu’elle écrive occasionnellement sur la « patience » et la « sagesse » des seigneurs de Montréal[9], les Sulpiciens, Dechêne est très sévère envers la seigneurie canadienne. Elle serait « rigide et envahissante » et n’aurait « guère à envier à l’institution française dans son ensemble[10] ». Le régime seigneurial serait « un régime de propriété contraignant que les habitants subissent avec autant de mauvaise grâce que les paysans français[11] ». Avec ses affirmations, Louise Dechêne marque une rupture avec l’historiographie traditionnelle qui dépeignait le régime seigneurial comme une version adoucie et adaptée à des paysans sans capitaux. Avec cet ouvrage, elle a ouvert la voie aux études marxistes-webériennes sur le régime seigneurial et les caractères féodaux qui étaient présents au sein de celui-ci.
1) Louise Dechêne, Habitants et marchands de Montréal au XVIIe siècle. Paris, Plon, 1974, p.7
2) Ibid., p. 93.
3) Ibid., p. 125.
4) Ibid., p. 135.
5) Elle remet fortement en question cette interprétation. Ibid., p. 295.
6) La rotation des cultures comme technique agricole, « c’est ce que tous les historiens ont affirmés sur la foi d’un témoignage unique, celui du botaniste Kalm. Celui-ci observe en 1749 que les soldats défricheurs, qui protègent la frontière canadienne du côté du lac Champlain, cultivent une parcelle jusqu’à épuisement, la laissent en jachère morte et ainsi de suite jusqu’à ce que toute la terre ait été utilisée, après quoi ils recommencent le cycle. C’est sur cette base erronée que Fernand Ouellet et Jean Hamelin ont calculé les rendements en grains dans la colonie ». Dechêne démontre que c’était plutôt un régime d’exploitation individuelle qui était en place. Elle relève plusieurs exemples d’assolement triennal et aussi d’assolement biennal. Ibid., p. 303-304.
7) Ibid., p. 229-230.
8) Ibid., p. 482.
9) Ibid., p. 253.
10) Ibid., p. 257.
11) Ibid., p. 258.
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