Faire l’histoire à partir d’une source : la féodalité selon Fulbert de Chartes

Cet article est une version adaptée d’un travail de session effectué à l’automne 2018 dans le cadre du cours Histoire social au Moyen-Âge (HST-435). 

Introduction 

« Le médium écrit permet au langage d’acquérir une qualité qui lui était initialement étrangère, celle de la présence matérielle ». 

Anne-Marie Christin, « L’écriture et les dieux », dans Le Grand Atlas des littératures, Paris, 1990, p.126.

Cette présence matérielle du langage, dont parle la citation en exergue, est centrale dans le travail de l’historien. Elle lui permet d’accéder à des informations d’un passé révolu qui autrement auraient été inaccessibles. Au Moyen Âge en Europe occidentale, les sources écrites sont très nombreuses et elles nous permettent de comprendre, au travers de la domination sociale dont bénéficient les maîtres de l’écriture à cette époque[1], de nombreuses caractéristiques sociales, militaires, politiques et économiques qui étaient présentes dans ces sociétés médiévales. Au tournant de l’An Mil et pendant les siècles qui ont suivis, la féodalité a été un élément structurant très important dans cette région du monde. D’ailleurs, de nombreuses sources témoignent, directement ou indirectement, de certains aspects qui touchent à la féodalité. Certaines de ces sources vont, tout comme les historiens et historiennes qui interprètent différemment les écrits du passé, démontrer qu’il existait, pour les contemporains de la féodalité, différentes interprétations d’un même phénomène. Ce sera l’essence de notre démonstration dans cet article. Nous tenterons de comprendre la féodalité au XIe en Europe occidentale, par l’entremise d’une source écrite intitulée Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine[2]. Dans un premier temps, nous ferons un tour d’horizon historiographique dans l’optique de mieux comprendre le phénomène de la féodalité. Ainsi, le fait de maîtriser ce phénomène dans ses grandes lignes nous permettra de mieux situer la source dans son contexte. C’est d’ailleurs la deuxième étape de cet article, qui consiste à effectuer l’analyse externe de la source. L’objectif est de comprendre, d’une part, son contexte de production et ses acteurs, et d’autre part, son contexte de diffusion. Une fois ces étapes effectuées, la table est mise pour analyser et comprendre le contenu de la source. Ainsi, cette source sera minutieusement décomposée dans l’optique de faire ressortir les éléments de féodalité qui s’y glissent, mais également les éléments qui sont négligés. Puisque nous aurons fait un tour d’horizon historiographique sur la féodalité, nous serons mieux outillés pour comprendre les particularités qui caractérisent notre source. 

Les « sources », notamment celles qui sont écrites, fonctionnent comme la « matière première » du travail historique[3]. En raison de leurs complexités et des risques d’interprétations erronées, elles doivent être minutieusement analysées, par l’entremise d’une méthodologie rigoureuse et scientifique, et replacer dans leurs contextes de production. Ainsi, la source se doit d’être interprétée sous plusieurs angles avant d’établir un quelconque constat qui pourrait être utile à l’histoire. En ce qui concerne la période du Moyen Âge, les sources écrites sont abondements utilisés par les médiévistes dans leurs analyses. Avec raison, puisqu’elles dévoilent une grande quantité d’informations pertinentes sur les coutumes, les structures sociales et politiques, les mentalités ainsi que les relations de l’époque. Dans le cadre de cet article, l’objectif sera de faire ressortir, mais surtout d’interpréter, les informations que nous dévoile la source Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine sur le contrat vassalique, pratique qui est au cœur de la féodalité. Le danger est de considérer les écrits de Fulbert de Chartes, en raison du fait qu’il est contemporain à la féodalité, comme totalement véridique ou comme une explication totale de ce phénomène. C’est la raison pour laquelle nous devons comprendre le contexte de production. Cette première réflexion ajoute à notre appareil critique et nous aide à déchiffrer rationnellement et objectivement la source pour la suite des choses. Puis, en comparant notre source aux différents travaux d’historiens sur la féodalité, pour ne nommer que George Duby, Marc Bloch ou bien Jean-François Ganshof, nous pourrons faire ressortir la perception, par l’entremise des éléments qu’il décide de prioriser et ce qu’il omet de mentionner, que Fulbert de Chartes avait face à la féodalité dans sa lettre à Guillaume V d’Aquitaine. Donc, dans le cadre de ce article, nous tenterons de répondre à la question suivante :   quels éléments nous révèlent, et ne nous révèlent pas, la source Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine (début du XIe siècle) sur les liens féodo-vassaliques qui unissent suzerain et vassal, dans un contexte de féodalité en Europe occidentale au XIe siècle?

D’emblée, nous avons proposé l’hypothèse selon laquelle la lettre que l’évêque Fulbert de Chartes a rédigée au duc d’Aquitaine Guillaume V au début du XIe siècle semble être teintée d’intérêts personnels. Dans un contexte d’instabilité sociale et de volonté de paix dans les rangs de l’Église, la sympathie de l’évêque envers les discours de l’institution catholique se manifeste dans sa description des liens féodo-vassaliques, ce qui l’a porté à orienter son interprétation de la féodalité en ce sens. Ce serait la raison pour laquelle Fulbert parle du serment de fidélité, qui représente davantage les valeurs de la religion catholique, et qu’il omet de parler de l’hommage, une ancienne pratique païenne. 

La féodalité : qu’est-ce que c’est ?

Puisqu’il s’agit du cadre central de notre source, il est pertinent d’effectuer une brève mise en contexte sur les caractéristiques, telles que les origines, les manifestations dans l’espace et dans le temps ainsi que les particularités, qui s’articulent autour du de la féodalité. Pour s’y faire, procédons à un tour d’horizon historiographique des thèses historiennes les plus notoires sur ce phénomène qui a imprégné l’Europe occidentale de la fin du IXe au XIIe siècles[4]. D’abord, établissons les principaux paramètres. L’historien George Duby, dans son étude intitulée Féodalité, synthétise bien le phénomène. Il caractérise la féodalité, en premier lieu, « par la décomposition de l’autorité monarchique[5] », qui se manifeste avec l’impuissance à contenir les agressions extérieures des rois carolingiens, en provenance de Scandinavie par exemple, au cours du IXe siècle. Pour cette raison, la défense du pays, dans ce cas-ci la France, qui était la fonction primordiale de la royauté à cette époque, va rapidement passer entre les mains de princes régionaux[6], que l’on appelle seigneurs. Selon l’auteur, il s’agit d’un phénomène irréversible. Ce « nouvel aménagement des relations humaines[7] », caractérisé par le morcellement du pouvoir central, que les historiens ont coutume d’appeler féodalité, se manifeste dans les décennies qui gravitent autour de l’An Mil. Dans une autre perspective, qui est celle de l’historien Marc Bloch, le terme « féodalité » s’élargit à la société tout entière où les institutions féodales avaient existé, et il parle par extension de « société féodale[8] ».

Cette première description est pertinente si nous désirons situer les origines de la féodalité dans l’espace et dans les temps, mais elle n’est pas suffisante lorsque nous voulons comprendre les caractéristiques intrinsèques de ce phénomène. L’historien François-Louis Ganshof explique, de manière synthétique et habile, les principales particularités de la féodalité. Il la conçoit comme un type de société dont les caractères déterminants sont : 

« Un développement poussé très loin des liens de dépendance d’homme à homme, avec une classe de guerriers spécialisés occupant les échelons supérieurs de cette hiérarchie; un morcellement extrême du droit de propriété; une hiérarchie des droits sur la terre nés de ce morcellement, hiérarchie correspondant à la hiérarchie des liens de dépendance personnelle dont il vient d’être question; un morcellement du pouvoir public créant dans chaque pays une hiérarchie d’instances autonomes et exerçant dans leur propre intérêt des pouvoirs normalement attribués à l’État et souvent du ressort effectif de celui-ci à une époque antérieure[9] ». 

Au terme de ce qui précède, l’aspect qui ressort est l’omniprésence de la hiérarchie dans les différentes sphères sociales et politiques de ces sociétés féodales. Elle était centrale au bon fonctionnement de cette structure sociale. Cette dépendance d’homme à homme dont parle Ghansof se manifeste entre le « vassal », qui est le « fidèle d’un seigneur, tenant de lui un bénéfice ou un fief en échange d’un serment, de l’hommage et d’un certain nombre de services[10] », et son « suzerain », qui est le seigneur. Ce sont deux tous des hommes libres, mais le seigneur occupe une place plus élevée que son vassal dans la hiérarchie sociale. Par ailleurs, soulignons que l’hommage peut être compris comme le « rituel de soumission et de reconnaissance du seigneur par le vassal[11] ». Le terme renvoie à l’ensemble de la cérémonie qui consiste à l’hommage proprement dit, au serment ainsi qu’au baiser. Quant au « fief », il s’agit du terme qui se « substitue à bénéfice et bienfait dans le courant du XIe pour désigner la terre ou la seigneurie tenue d’un seigneur par le vassal[12] ». C’est en quelque sorte, une donation foncière que le seigneur offre à son vassal en reconnaissance de sa soumission à son égard. 

Selon nos conclusions précédentes, nous pourrions décrire la féodalité comme un ensemble d’institutions qui créent et régies des obligations d’obéissances et de services mutuelles, principalement militaire soulignons-le, de la part du « vassal » envers le « seigneur ». La féodalité comprend également l’aspect des obligations de protection et d’entretien, de la part du « seigneur » à l’égard du « vassal », qui se manifeste dans un contrat vassalique. Cette obligation d’entretien ayant le plus souvent pour effet la concession par le seigneur au vassal, d’un « fief[13] » tel que nous l’avons décrit plus haut. Tous ces éléments mentionnés nous apportent à un aspect essentiel à la féodalité : le lien féodo-vassalique, qui est au cœur du bon fonctionnement des sociétés féodales.

Le lien féodo-vassalique

Dans son livre Qu’est-ce que la féodalité, l’historien François-Louis Ganshof parle du « lien féodo-vassalique » comme suit : d’une part, il y aurait le lien d’« homme à homme » fondé sur des rites de « fidélité », soit l’élément sur lequel l’évêque Fulbert de Chartes met le plus d’emphase dans sa lettre à Guillaume V d’Aquitaine, et d’autre part, l’« hommage » qui serait « créateur de la relation de vassalité[14] ». Quant au lien proprement « féodal », il reposerait sur la concession d’une tenure à charge de service militaire, soit le « bénéfice » ou le « fief [15]». Le lien qui unit le « vassal » et son seigneur imprègne le phénomène de la féodalité. Il est, en quelque sorte, la colonne vertébrale du maintien des institutions féodo-vassaliques. 

Aux yeux de l’historien Robert Boutruche, la plupart de ceux qui sollicitent un lien féodo-vassalique perdent leur indépendance, mais gardent leur liberté. Il souligne que « du sein des groupes humains qui tentaient de se ressaisir, au milieu du branle-bas causé par les guerres civiles et les règlements de compte, jaillissait un grand cri : protection, subsistance. […]. Des hommes recherchaient donc la sécurité et un gagne-pain auprès de personnages eux-mêmes protégés, le cas échéant, par un puissant, et en quête « d’amis et de serviteurs » qu’ils prenaient sous leur aile[16] ». À la lumière de ces propos, nous comprenons que c’est dans le milieu guerrier que la vassalité proprement dite a pris naissance. Graduellement, elle s’est mise en place dans certaines régions de la France, notamment dans le Nord. Suite à cela, « tous les ans, du IXe au XVIe siècle, les rites [féodo-vassaliques] se répètent par milliers dans la plus grande partie de l’Occident. Devant les témoins rassemblés dans la grande salle d’un château ou d’une résidence ecclésiastique, deux personnages se font face : l’un appelé à obéir, l’autre à commander[17] ». Tout cela dans une perspective de protection militaire. Cela renvoie au fait que, comme l’écrit Marc Bloch, la féodalité médiévale fut, avant tout, un régime militaire. Bloch mentionne également « cette féodalité devait naturellement disparaître à mesure que l’État allait se renforcir et que des structures nouvelles rendraient inopérant ou désuet le contrat féodal[18] ». C’est ce qui à commencer à se produire lorsque les Capétiens, nouvelle dynastie de rois francs, vont jouer le jeu de la féodalité pour regagner du terrain à l’échelle du pays, mais ça, c’est une tout autre histoire!

Analyse externe de la source

Contexte de production

La source Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine[19], que nous retrouvons en Annexe à la fin de l’article, date du début de XIe siècle. Plusieurs historiens, dont George Duby, Robert Boutruche et François-Louis Ghansof, affirment qu’elle a été rédigée en l’an 1020[20]. Nous considérons ainsi, pour le bien de cet article, qu’il s’agit de la date de cette source. Cette date correspond à l’époque du Moyen Âge classique. Qui plus est, nous savons que la source provient d’Aquitaine, une ancienne région administrative du sud-ouest de la France. À partir de ces informations, il est possible d’établir convenablement le contexte de production de cette source. 

D’abord, il prime de comprendre que cette période, en dépit des nombreuses transformations technologiques de l’An Mil qui ont eu des retombées positives sur les sociétés médiévales, correspond à une époque d’instabilité en Europe occidentale. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la féodalité s’est si solidement ancrée dans certaines de ces sociétés. Pendant tout le XIe siècle, les campagnes sont les témoins de tumultes militaires[21]. C’est à cette époque que la chevalerie entame sa grande expansion[22] et que les premiers châteaux, typiquement féodaux, prennent forment. Les chevaliers sont devenus, en quelque sorte, les gardiens de ces châteaux. De plus, c’est dans ces mêmes années que, comme nous le dit George Duby, les institutions féodo-vassaliques dans la France du Nord achèvent de s’organiser en système et dans lequel le fief, « ne représentant cependant jamais ce que l’on est convenu d’appeler la féodalité[23] », n’est qu’un élément très latéral. C’est le serment vassalique qui occupait une place nettement plus grande dans ces institutions. Il s’agit par conséquent d’une période historique qui correspond à la mise en place concrète, dans le nord de la France notamment, et à la propagation, dans la partie sud, du serment vassalique, que certains historiens appellent le contrat féodal ou le contrat vassalique. Ainsi, à l’époque à laquelle notre source a été produite, « les institutions féodo-vassaliques sont en place [dans le nord de la France]: rites, droits et devoirs des parties ne varient plus. […]. La hiérarchie des personnes et des terres, les rapports juridiques entre maîtres et dépendants se précisent. Les relations féodo-vassaliques évoluent lentement en dépit de l’immutabilité des rites[24] ». Au sud de la France au XIe siècle, la féodalité n’est pas aussi solidement ancrée, mais elle tend vers cette voie. La source que nous analysons analysée en est le témoin concret. 

 Par ailleurs, ce contexte d’instabilité sociale, qui occasionne violences, répressions, crises sociales et économiques, n’a pas occasionné une passivité au sein des groupes notoires de la société. L’Église catholique a tenté de changer la situation, notamment en influençant les mentalités par l’entremise de campagnes de conscientisation. Dans un « désir de paix[25] », l’Église catholique va mettre en place ce que l’on appelle la « Paix du Dieu ». Dans les premiers temps, l’idéologie de la Paix de Dieu fut résolument « anticavalière » et « antichevaleresque[26] ». Elle était donc, si nous extrapolons, contre les fondements même de la féodalité. Le développement de l’idéologie de la « Paix de Dieu » accompagne pas à pas les premières phases de la « féodalisation[27] ». Ce sera important de garder cet aspect en tête lorsque nous allons analyser les écrits de Fulbert de Chartes sur les éléments qui composent la relation féodo-vassalique. De plus, les historiens convaincus de la gravité de la crise sociale de 990-1040 se doivent d’en rechercher l’écho religieux[28]. Pour Pierre Bonnassie et Richard Landes, « il serait bien invraisemblable que les commotions du corps social n’aient pas connu de traduction spirituelle… [29]». Il faut donc concevoir la paix de Dieu comme une immense protestation populaire contre la violence chevaleresque[30].

Contexte de diffusion

La source que nous analysons dans le cadre de cet article, qui est intitulée Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine, provient du Recueil des Historiens des Gaules et de France. Edgard Boutaric nous explique, au milieu du XIXe siècle, que « le Recueil des Historiens de France a été dès son origine publié sous les auspices et aux frais de l’État. Une entreprise aussi vaste et aussi difficile que celle de rassembler en un seul corps toutes nos chroniques et les autres monuments de notre histoire était au-dessus des forces d’un seul homme. Du Tillet l’avait projetée pour la troisième race, mais il fallut l’infatigable activité du père de l’érudition française, d’André Du Chesne, pour l’oser mettre à exécution[31] ». Ce témoignage nous révèle qu’il s’agit d’un regroupement de plusieurs volumes, notamment des chroniques, qui sont directement associés à l’histoire de la France. Ainsi, notre source, qui est le produit de l’an 1020, est redevenue plus facilement accessible pendant le XIXe siècle. Visiblement, cette « vaste entreprise », comme l’a dit Edgard Boutaric, s’inscrit dans un siècle où les nationalismes sont en pleines effervescences. Il faudra garder ces deux aspects en tête au moment de l’analyse : le rôle de l’État français dans la diffusion et le contexte de formation de l’identité nationale qui frappe de pleins fouets les nations d’Europe occidentale.  

Analyse interne : ce que la source nous révèle

Les acteurs de leurs contextes

D’abord, il importe de comprendre qui sont les acteurs impliqués, directement ou indirectement, dans la rédaction de cette source. Quant aux acteurs directement impliqués, ils ne sont que deux, mais ce sont des personnages qui occupent une place importante dans la hiérarchie sociale. Le premier, soit celui qui a sollicité l’écriture de cette lettre, est le duc d’Aquitaine Guillaume V. Le duc, c’est celui qui porte le titre de noblesse le plus élevé après celui de prince et ce titre lui confère également la pleine souveraineté sur un duché.  Il est un seigneur et règne sur l’Aquitaine, une région administrative du sud-ouest de la France. Dans la hiérarchie sociale de cette société féodale, basé sur le principe des trois ordres, il fait partie de l’élite. C’est un bellatores, expression du temps qui signifie « ceux qui se battent ». En ce qui a trait à Fulbert de Chartes, il siège également au haut de la hiérarchie sociale, mais il fait partie d’un autre ordre : les oratores, qui signifie « ceux qui prient ». Il occupe le poste d’évêque. Ce dernier, nous allons le voir, est un acteur très important dans la propagation d’une vision de paix, qui émane de la « Paix de Dieu » mise en place par l’Église catholique[32], dont nous avons présenté les principales caractéristiques dans la section précédente. L’évêque Fulbert de Chartres résidait au nord de la France, endroit « où naquirent les institutions féodales, et où la féodalisation fut plus rapide et plus complète qu’ailleurs[33] ». 

Maintenant que les paramètres qui entourent le contexte de production et les acteurs de notre source Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine sont établis, nous pouvons tenter de comprendre cette dernière dans son contexte. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la source est écrite à une époque de mise en place serment féodo-vassalique, notamment dans le sud de la France. Puisqu’il s’agit des premiers jalons de cette manière de procédé dans la région d’Aquitaine, nous comprenons mieux pourquoi Guillaume V a demandé à Fulbert de Chartes de lui écrire une lettre. Il désirait comprendre plus clairement les fondements de ce phénomène. Ainsi, les premières lignes de notre source, qui stipulent « Au très glorieux duc d’Aquitaine Guillaume, Fulbert évêque. Invité à écrire sur la teneur de la fidélité, j’ai noté brièvement pour vous ce qui suit, d’après les livres qui font autorité[34] », peuvent être interprété comme le désir du duc d’Aquitaine de mieux comprendre cette relation de « fidélité » entre le vassal et son suzerain. En lisant uniquement cette source, nous ne pouvons pas extrapoler plus loin. La source ne nous donne aucune information supplémentaire sur la raison de son questionnement. Pour la savoir, il faut entrecroiser les sources. Suite au judicieux travail d’historiens, dont François-Louis Ghansof, nous savons que Guillaume V d’Aquitaine était en conflit avec son vassal Hugues IV de Lusignan[35]. Donc, puisque son propre vassal ne respectait pas la hiérarchie féodale et qu’il faisant entrave à son autorité, le duc d’Aquitaine désirait connaître pleinement ses droits afin de réagir convenablement face au conflit auquel il faisait face. Cela justifie pleinement la demande à Fulbert de Chartes. Ainsi, les intentions du duc dans la demande de cette lettre étaient d’éclaircir sa compréhension sur les obligations qu’un vassal avait envers son seigneur, dans un contexte de remise en question de son autorité par l’un de ses vassaux. 

En ce qui concerne les intentions de Fulbert de Chartres, nous avons constaté que ces intérêts étaient tout autres. D’abord, comme nous le dit Charles Victor Langlois dans un texte explicatif sur « la critique de source », il faut garder en tête qu’un document ne contient que les idées de l’homme qui l’a écrit et il faut se faire une règle de commencer par comprendre le texte en lui-même, avant de se demander ce qu’on en peut tirer pour l’histoire[36]. Clairement dans le cas de l’évêque, nous décelons une sympathie envers la religion catholique et ses idéaux, dans ce cas-ci la « Paix de Dieu » précédemment présenté. Cela va de soi étant donné qu’il fait partie des hauts rangs de la hiérarchie ecclésiastique. En analysant le contenu de sa lettre à Guillaume et en le comparant au contexte de production, ses intentions deviennent plus en claires. Fulbert parle du serment de fidélité et va jusqu’à omettre toute mention de l’hommage, qui est pourtant le premier des serments du contrat vassalique. Nous pouvons interpréter ce constat de deux manières. D’une part, comme le souligne l’historien Robert Boutruche, « cette lacune ne saurait surprendre sous la plume d’un canonique qui partageait la méfiance de son ordre à l’égard du vieil acte païen [l’hommage], synonyme d’une totale « dédition » de la personne. Il trouvait par surcroît meilleure matière à dissertation en insistant sur la foi, implicitement contenue dans l’hommage, explicitement déclarée effets de la recommandation[37] ». D’autre part, dans un contexte de violences sociales et de volonté de « Paix de Dieu » par l’Église, le fait d’insister sur la « foi » témoigne de son soutien pour la mise en place d’une grande paix universelle. Au travers de cette source, nous pouvons également constater la domination sociale dont bénéficient les maîtres de l’écriture au Moyen Âge[38]. C’est la raison pour laquelle la féodalité et la « Paix de Dieu » ressortent majoritairement des études historiennes sur la France médiévale du XIe siècle. Il s’agissait d’éléments centraux dans la vie des gens qui maîtrisaient l’écriture. 

Enfin, en dépit du fait que les propos de l’évêque soient orientés intentionnellement dans une direction idéologique, la source nous révèle une quantité d’informations très pertinentes sur le contrat féodo-vassalité, mais plus particulièrement sur la « fidélité ». L’historien François-Louis Ghansof souligne même que « dans la première moitié du XIe siècle, un homme qui connaissait admirablement la pratique des relations féodo-vassaliques et que son développement intellectuel rendait capable d’abstraction, l’évêque de Chartres, Fulbert, a donné une définition remarquable des obligations créées par le contrat vassalique. Elle figure dans une lettre de 1020 au duc d’Aquitaine Guillaume V[39] ». Cette citation témoigne du fait que, malgré l’absence de précisions sur l’hommage, qui constituait le premier acte de contrat vassalique, la source nous révèle maintes informations sur les liens féodo-vassaliques, notamment sur la fidélité, qui suivait directement l’hommage. La fidélité, selon l’historien Boutruche, était « faite d’une promesse verbale et d’un serment sur un objet sacré, que le vassal touchait de ses deux mains, ou de la main droite […], était un geste de paix, né peut-être dans l’atmosphère des mouvements de concorde encouragés par l’Église aux approches de l’an mil. C’était aussi un geste d’amitié, signe sensible de la qualité revêtue par les attaches vassaliques[40] ». Au cours du XIe siècle, le serment de fidélité devient la partie essentielle de l’hommage. « Il est renforcé par un autre geste rituel, symbolique, le baiser de paix, qui a aussi une valeur religieuse puisqu’il est signe d’amitié et de fidélité mutuelles, comme le rappel la liturgie catholique[41] ». 

Le contrat vassalique selon Fulbert de Chartres

Notre source, Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine, révèle beaucoup d’informations sur la fidélité et par le fait même, sur le contrat vassalique. Fulbert de Chartres souligne que « celui qui jure fidélité à son seigneur doit avoir les six mots suivants toujours présents à la mémoire : sain et sauf, sûr, honnête, utile, facile, possible[42] ». Il justifie le choix de ces six épithètes ainsi : 

« Sain et sauf, afin qu’il ne cause aucun dommage corporel au seigneur. Sûr, afin qu’il ne nuise pas à son secret, ni aux ouvrages fortifiés qui lui procurent la sécurité. Honnête, afin qu’il ne porte pas atteinte à ses droits de justice, ni à d’autres éléments où son honneur peut paraître engagé. Utile, afin qu’il ne porte aucun préjudice à ses possessions. Facile et possible, afin que le bien que son seigneur pourrait faire aisément ne lui soit pas rendu difficile, et que ce qui lui était possible ne lui devienne pas impossible ».

En interprétant les six épithètes que Fulbert mobilise, plusieurs constats ressortent. Le « sain et sauf » témoigne de l’importance de la non-violence entre les deux hommes qui sont liés par le serment vassalique. Dans ce cas-ci le seigneur et son vassal. Une absence de violence qui va, de toute évidence, dans le sens de la vision de la paix de l’Église dont Fulbert de Chartre tente de faire la promotion. Le « sûr » nous parle de « sécurité » et « d’ouvrages fortifiés », ce qui correspond pleinement aux « sociétés féodales » et à la mise en place des châteaux comme nous l’avons présenté plus haut. L’« honnête » parle des « droits de justices », ce qui corrobore avec la supériorité sociale du seigneur, membre élite de la société qui bénéficie des droits de haute justice sur son territoire.  Pour sa part, l’épithète « facile et possible » met l’emphase sur le fait que le « vassal » ne doit pas empêcher les actions du seigneur, dans ce cas-ci la mise en place de la paix. 

De manière générale, nous pourrions affirmer que Fulbert défend l’idée, dans la première partie de la source, que celui qui a juré fidélité s’engage avant toutes choses à ne pas nuire au seigneur. Il doit en conséquence respecter sa personne, ses desseins, son rang et ses possessions, ne porter aucune atteinte à sa sécurité ni opposer obstacle au bien qu’il peut faire dans ce monde[43]. Cela va pour ainsi dire, nettement dans le sens de la « Paix de Dieu ». Qui plus est, Fulbert ajoute dans sa lettre qu’« il importe donc que dans les six domaines mentionnés ci-dessus, le vassal fournisse fidèlement à son seigneur le conseil et l’aide s’il veut paraître digne du fief et respecter la foi qu’il a jurée. Le seigneur doit aussi rendre en toute chose la pareille à son fidèle ». Les éléments qui ressortent sont la foi, la fidélité ainsi que la réciprocité. Cet extrait nous permet donc d’en comprendre davantage sur le lien espéré entre le « seigneur » et son « vassal ». 

La fin de la source est également très intéressante. Fulbert prend la peine de mentionner, après avoir souligner l’importance de la foi, de la fidélité et de la réciprocité, que « s’il ne le faisait pas, il serait taxé à juste titre de mauvaise foi, de même que le vassal qui serait surpris en train de manquer à ses devoirs, par action ou par consentement, serait coupable de perfidie et de parjure[44] ». Cet extrait nous révèle, de par le fait qu’il précise ces aspects concernant le non-respect de contrat vassalique, qu’il existait des cas de mésententes. Dans ce cas-ci, nous l’avons mentionné déjà, le duc d’Aquitaine Guillaume V était en conflit avec son vassal Henri IV.  

Conclusion

Cet article a démontré que la lettre écrite par l’évêque Fulbert de Chartes à l’attention du duc d’Aquitaine Guillaume V au début du XIe siècle est teintée d’intérêts personnels. Bien qu’elle révèle une grande quantité d’information, il faut garder en tête qu’un document ne contient que les idées de l’homme qui l’a écrit. Dans un contexte d’instabilité sociale et de volonté de paix dans les rangs de l’Église, la sympathie de l’évêque envers les discours de l’institution catholique se manifeste dans sa description des liens féodo-vassaliques, ce qui l’a porté à orienter son interprétation de la féodalité en ce sens. Fulbert parle longuement du serment de fidélité, qui représente davantage les valeurs de la religion catholique, et il omet de parler de l’hommage, une ancienne pratique païenne. Ainsi, ce qu’il faut retenir de cet article c’est qu’une source peut dévoiler une grande quantité d’informations sur une époque où un phénomène, mais que l’historien doit constamment rester à l’affût, notamment pour l’étude du Moyen Âge, période à laquelle les maîtres de l’écriture sont en réalités les « dominants » de ces sociétés et qu’ils transmettre, par l’entremise du médium écrit, une vision teintée de leurs propres interprétations et intérêts. C’est la raison pour laquelle nous devons diversifier les sources et tenter de les comprendre dans leurs contextes et leurs particularités. C’est ainsi que nous parviendrons à établir des constats historiques objectifs. 

Annexe : Lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume V d’Aquitaine (début du XIe s.) 

« Au très glorieux duc d’Aquitaine Guillaume, Fulbert évêque. Invité à écrire sur la teneur de la fidélité, j’ai noté brièvement pour vous ce qui suit, d’après les livres qui font autorité. Celui qui jure fidélité à son seigneur doit avoir les six mots suivants toujours présents à la mémoire : sain et sauf, sûr, honnête, utile, facile, possible. Sain et sauf, afin qu’il ne cause aucun dommage corporel au seigneur. Sûr, afin qu’il ne nuise pas à son secret, ni aux ouvrages fortifiés qui lui procurent la sécurité. Honnête, afin qu’il ne porte pas atteinte à ses droits de justice, ni à d’autres éléments où son honneur peut paraître engagé. Utile, afin qu’il ne porte aucun préjudice à ses possessions. Facile et possible, afin que le bien que son seigneur pourrait faire aisément ne lui soit pas rendu difficile, et que ce qui lui était possible ne lui devienne pas impossible. Il est juste que le fidèle se garde de ces actes pernicieux. Mais il ne mérite pas ainsi son chasement. Car il ne suffit pas de s’abstenir de faire le mal ; il faut aussi faire le bien. 

Il importe donc que dans les six domaines mentionnés ci-dessus, le vassal fournisse fidèlement à son seigneur le conseil et l’aide s’il veut paraître digne du fief et respecter la foi qu’il a jurée. Le seigneur doit aussi rendre en toute chose la pareille à son fidèle. S’il ne le faisait pas, il serait taxé à juste titre de mauvaise foi, de même que le vassal qui serait surpris en train de manquer à ses devoirs, par action ou par consentement, serait coupable de perfidie et de parjure […]. » 

Source : Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463. 


1) Joseph Morsel, « Du texte aux archives : le problème de la source », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA), n° 2, 2008. p. 11.

2) Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463.

3) Joseph Morsel, « Du texte aux archives : le problème de la source », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA), n° 2, 2008. p. 13. 

4) François-Louis Ghansof, Qu’est-ce que la féodalité? Paris, réédition, 1982, p.11.   

5) George Duby, Féodalité, Paris, Gallimard, 1996. p. 161.

6) Ibid., p. 162. 

7) Ibid.

8) Marc Bloch, La société féodale, Paris, les éditions Albin Michel, 1982. 704 p.  

9) Ghansof, Qu’est-ce que la féodalité?, p.11.   

10) Florian Mazel, Féodalités : 888 / 1180, Paris, Belin, 2010. p. 738.

11) Ibid., p. 736. 

12) Ibid.

13) Ghansof, Qu’est-ce que la féodalité?, p. 12. 

14) Ibid., p. 11

15) Ibid., p. 11. 

16) Robert Boutruche, Seigneurie et féodalité. Paris, Aubier, 1959, p. 151. 

17) Ibid., p. 7. 

18) Marc Bloch, La société féodale, Paris, les éditions Albin Michel, 1982. 704 p.  

19) Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463. 

20) Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité, p. 105. 

21) Duby, Féodalité, p. 163. 

22) Michel Balard (dir.) et al. Nouvel Atlas historique : le Moyen Âge en Occident. Paris, Hachette supérieur, coll. Histoire de l’humanité, 5e éd., janvier 2017. p. 134. 

23) Duby, Féodalité, p. 616. 

24) Balard, Nouvel Atlas historique : le Moyen Âge en Occident, p. 127. 

25) George Duby, Les trois ordres : ou l’imaginaire du féodalisme. Paris, Gallimard, 1978, p. 187. 

26) Ibid., p. 193. 

27) Duby, Féodalité, p. 162. 

28) Dominique Barthélémy, « La paix de Dieu dans son contexte (989-1041) », dans Cahiers de civilisation médiévale, n°157, Janvier-mars 1997, p. 4. 

29 Pierre Bonnassie et Richard Landes, « Une nouvelle hérésie est née dans le monde », dans Les sociétés méridionales, p. 436.

30) Barthélémy, « La paix de Dieu dans son contexte (989-1041) », p. 4. 

31) Edgard Boutaric, « Recueil des Historiens des Gaules et de France [compte rendu] », dans Bibliothèque de l’école des Chartes, 1857, n° 18, p. 69.

32) Jacques Dubois, « Fulbert de Chartres saint (960 env. – 1028) ». Encyclopédie Universalis, [En ligne], consulté le 15 novembre 2018, URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/fulbert-de-chartres/

33) Balard, Nouvel Atlas historique : le Moyen Âge en Occident, p. 133.

34) Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463. 

35) Ghansof, Qu’est-ce que la féodalité? p. 105. 

36) Charles Victor Langlois et Charles Segnobos, « La critique de source », dans Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1899.

37) Boutruche, Seigneurie et féodalité, p. 151.

38) Joseph Morsel, « Du texte aux archives : le problème de la source », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre (BUCEMA), n° 2, 2008. p. 11.

39) Ganshof, Qu’est-ce que la féodalité, p. 103.

40) Boutruche, Seigneurie et féodalité, p. 190-191. 

41) Balard, Nouvel Atlas historique : le Moyen Âge en Occident, p. 128. 

42) Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463. 

43) Boutruche, Seigneurie et féodalité, p. 199-200.

44) Recueil des Historiens des Gaules et de la France, tome X, Paris, 1974, p. 463. 

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