Entre l’ordre et la liberté – Bernier et Salée

En introduction de cet ouvrage, les deux auteurs mettent d’abord l’emphase sur le fait qu’en 1760, le Québec était devenu une société à part entière, de langue française et de religion catholique, dotée de ses propres institutions sociales, économiques, administratives et politiques. Il s’agissait d’une « société qui se distinguait à bien des égards de celle de la métropole[1] ». Les auteurs précisent que même si la monarchie française leur avait imposé ses institutions, les « colons en étaient venus peu à peu à mettre en place leurs propres structures normatives[2] ». Ensuite, Bernier et Salée introduisent les discours respectifs des historiens nationalistes et les antinationalistes. Ils nous disent que « d’un côté, les historiens nationalistes ont insisté sur la répression des aspirations nationales qu’ont dû subir les Canadiens français sous le joug du conquérant dès lors à l’histoire d’une lutte pour la survie et l’émancipation nationale (Brunet, Groulx, Séguin) [3]». Alors qu’à l’inverse, « les antinationalistes ont fait ressortir le rôle de premier plan joué par l’élite canadienne-française du temps. D’après leur interprétation, les membres francophones des professions libérales ont brandi l’idéologie nationaliste et conservatrice afin de rallier la classe rurale contre la prétendue bourgeoisie capitaliste anglophone (Creighton, Ouellet) [4]». Pour leur part, les deux historiens se situent ailleurs et s’élèvent contre cette tendance générale à analyser l’histoire du Québec en fonction de la question nationale, et ce pour deux raisons principales. D’abord parce ils ne considèrent pas que cette question se posait réellement au cours de la période étudiée et que, si elle se posait, ce n’était pas au sens où on l’entend habituellement. Ensuite parce que, d’une manière générale, plutôt que de chercher à expliquer la question nationale, les historiens l’ont au contraire utilisée en tant que mécanisme explicatif, comme si elle pouvait à elle seule permettre de comprendre la réalité sociopolitique[5]. Pour eux et c’est un élément central dans leur analyse, « la cause du sentiment d’oppression chez la paysannerie canadienne-française n’était pas ethnique, mais socioéconomique[6] ». Les paysans ne cherchaient pas l’émancipation nationale, mais l’amélioration de leurs conditions économiques et sociales. Ainsi, le livre vise à mettre en lumière « la vraie nature de la société québécoise au cours des dernières décennies du XVIIIe siècle et la première moitié du XIX siècle[7] ». 

Dans leur premier chapitre, Définir la transition : une analyse du changement social, Bernier et Salée nous démontre que « s’il est en effet vrai que le Québec s’est progressivement, mais résolument engagé dans la voie de l’industrialisation et du capitalisme tout au long du XIXe siècle, il est à la fois présomptueux et inexact de penser que la société québécoise vivait selon les préceptes socio-économiques du capitalisme[8] ». Les historiens sont catégoriques : le capitalisme, tel que nous le percevons de nos jours, n’existait pas dans la société du Bas-Canada pendant la période étudiée. Les auteurs parlent fréquemment de « précapitalisme », tout comme Allan Greer dans son ouvrage présenté dans l’article précédent de ce carnet de recherche. Qui plus est, ils abordent la question du matérialisme historique et du débat sur la transition. Pour eux, « les forces productives propres à l’économie de marché n’excluent pas forcément les forces productives précapitalistes, des éléments de deux ou de plusieurs modes de production peuvent coexister dans une formation sociale en transition. La domination finale du capitalisme ne devient effective qu’à partir du moment où, conséquence de la lutte des classes sur les plans politique et sociale, les mécanismes de cette coexistence, tout comme la pertinence des rapports sociaux précapitalistes, ont totalement disparu[9] ». Bernier et Salée perçoivent une transition du féodalisme vers le capitalisme comme très variante selon les régions et les époques. Ils nous disent que « les caractéristiques de la transition sont particulières à chaque formation sociale. Il n’est pas deux arrangements structurels ou processus sociaux qui, se produisant durant la phase de transition, sont semblables. Il ne faut jamais perdre de vue que, dans l’analyse de la transition, changement et résistances se doivent d’être placés sur un pied d’égalité. Il nous faut tenir compte des transformations que subit la société sans toutefois négliger la ténacité d’anciennes traditions, la persistance, envers et contre tout, d’un bagage culturel et normatif apparemment obsolète[10] ». 

Dans le deuxième chapitre, intitulé Entre le marché et l’industrie : un profil social du « capitalisme » au Bas-Canada, les auteurs nous offrent une analyse très impressionnante de la société du Bas-Canada. D’entrée de jeu, Bernier et Salée considèrent que « le Québec formait une société préindustrielle ou, tout au mieux, proto-industrielle dans laquelle une agriculture traditionnelle et de faibles envergures ainsi qu’un système de production artisanal offrait à plus de 80% à ses habitants des moyens de subsistance et un cadre d’interaction sociale[11] ». Le capitalisme, de même que la logique sociale qui lui est concomitante, ne représentait tout au plus, à leurs yeux, qu’un phénomène marginal. Pour eux, il s’agissait d’une réalité beaucoup plus ambiguë qu’on n’a bien voulu le laisser entendre. D’ailleurs, ces derniers vont régulièrement mettre l’emphase sur ce constat dans leur ouvrage. Dans ce chapitre, ils démontrent également que l’existence indéniable d’importants changements économiques, qui sont habituellement associés au développement de l’industrie et à l’essor du capitalisme, ne suffit pas à altérer la structure et la logique des rapports sociaux au cours de cette époque. Les historiens soulignent que jusqu’en 1840, les pratiques économiques dominantes continuèrent de soutenir le système social de l’Ancien régime. De manière générale, les auteurs parlent surtout de tendances capitalistes (de germes), mais pas d’instauration du capitalisme dans la société du Bas-Canada qui était surtout caractérisée par l’institution seigneuriale. Bernier et Salée considèrent qu’il « existait tout un dispositif typiquement féodal de prescriptions légales, administratives et politiques destiné à investir les seigneurs de prérogatives socio-économiques qui les plaçaient sans conteste au sommet de la structure du pouvoir social[12] ».

Le troisième chapitre aborde les théories et pratiques de la domination sous l’Ancien Régime. D’abord, les auteurs explorent la théorie de l’inégalité sociale en fonction de laquelle vivait l’élite bas canadienne. « Cette philosophie sociale pénétrait toutes les couches de la société[13] », nous disent-ils. Ils démontrent qu’elle s’imposait comme code universel de comportement social. Ensuite, les historiens analysent en profondeur les pratiques particulières de l’exercice du pouvoir d’État. « Reposant sur les bases idéologiques de la philosophie sociale de l’élite, l’État colonial contribuait au redéploiement sociopolitique des marchands et des seigneurs[14] ». Pour eux, la philosophie sociale de l’élite, ainsi que la gestion particulière de l’État portaient l’empreinte des normes et des valeurs de l’Ancien Régime. Ensemble, ils soutenaient des mécanismes économiques d’exploitation qui permettait au modèle féodal d’exister sans entraves au Bas-Canada. « Les politiques intérieures du pays, associées aux caractéristiques de la dynamique socio-économique de la colonie, ont concouru à ce que le Bas-Canada demeure une société exempte de ces agents sociaux qui, partout ailleurs, ont joué un rôle historique en contribuant au renversement de l’ordre social précapitaliste. En l’absence de tels agents sociaux, les structures du pouvoir absolutiste et les moyens de l’exercer pouvaient se maintenir au Canada parce qu’ils étaient à l’abri du processus de changement économique et des forces d’oppositions indispensables à l’éclatement de l’ordre social féodal[15] ».

Dans le quatrième chapitre, Un discours de contestation : la décennie des Patriotes (1828-1838), les auteurs vont analyser les événements politiques du Bas-Canada ayant mené aux insurrections armées de 1837 et 1838 ainsi que le discours des patriotes, qu’ils vont nuancer face à l’historiographie traditionnelle. Ils nous disent que « contrairement aux points de vue dominant l’historiographie des Rébellions (Creighton,1931; Filteau, 1975; Ouellet, 1971; Séguin, 1968), le discours patriote était progressiste, ouvert sur le monde et tout à fait conciliant envers les compatriotes d’origine britannique. C’était le discours tenu par une nation qui, placée sous tutelle, cherchait les voies de l’émancipation politique et économique[16] ». 

Dans le cinquième et dernier chapitre, L’échec des Rébellions et ses conséquences, Bernier et Salée analyse les facteurs qui ont contribués à l’échec des insurrections ainsi que les conséquences que ces événements ont eues sur la société basse canadienne. Pour expliquer l’échec, les auteurs insistent vraiment sur cette idée de persistance de l’Ancien Régime. Pour eux, il y a très peu de changement dans la société avant 1840 puisque l’élite monopolisait les institutions politiques et empêchait le changement. Puis, ils nous disent, en parlant des années qui ont suivi les Rébellions, qu’ils ne peuvent pas « nier que, après 1840, capitalisme et valeurs libérales allaient graduellement laisser leur empreinte sur la société québécoise. Mais il est important de ne pas sous-estimer l’influence que les normes socioculturelles et les forces sociales d’Ancien Régime allaient avoir sur la formation de cette nouvelle société[17] ». De manière générale, Bernier et Salée démontre que les classes dominantes issues de l’Ancien Régime n’ont rien perdu durant les événements de 1837 et de 1838, mais qu’elles n’ont rien gagné non plus. Ce sont les insurrections qui ont précipité la crise du système de domination d’Ancien Régime[18]. 


1) Gérald Bernier et Daniel Salée. Entre l’ordre et la liberté. Colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XIXe siècle. Montréal, Boréal, 1995, p.20. 

2) Ibid.

3) Ibid., p. 23. 

4) Ibid., p. 24. 

5) Ibid., p. 25. 

6) Ibid., p. 27. 

7) Ibid., p. 34. 

8) Ibid., p. 39. 

9) Ibid., p. 44. 

10) Ibid., p. 64. 

11) Ibid., p. 68. 

12) Ibid., p. 84. 

13) Ibid., p. 119. 

14) Ibid.,

15) Ibid., p. 167. 

16) Ibid., p. 206. 

17) Ibid., p. 121. 

18) Ibid. p. 218. 

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