Cet article s’inspire dans son ensemble du dernier ouvrage de Shoshana Zuboff intitulé L’âge du capitalisme de surveillance. Considérant la pertinence de cette enquête substantielle sur les forces historiques qui sont actuellement en cours, j’ai jugé adéquat d’utiliser cette plateforme afin de démocratiser l’accès aux connaissances qu’elle procure sur le capitalisme de surveillance, un phénomène qui nous concerne tous.
D’abord, précisons que l’auteure de cet ouvrage, Shoshana Zuboff, est professeure émérite à la Harvard Business School et professeure associée à la Harvard Law School. Elle a une formation en psychologie sociale, en économie ainsi qu’en droit. Certains l’a reconnaîtront peut-être de par son apparition dans le documentaire Netflix, « Derrière nos écrans de fumée » (The Social Dilemna en anglais), qui a récemment dénoncé le « business model » des plateformes sociales (Facebook, Instagram, Twitter, Youtube, etc.) et les répercussions qu’il engendrait dans le monde réel. Toutefois, dans cette enquête sur le capitalisme de surveillance, Zuboff va bien au-delà de ce qui est traité dans ce documentaire. À l’aide de plus de 1 300 références tout aussi diversifiées les unes que les autres (études, témoignages, enquêtes orales, communiqués officiels – institutions, compagnies, gouvernements –, procès, etc.), Zuboff offre un portrait des structures qui régissent actuellement le capitalisme de surveillance, soit les conditions entourant sa création, les transformations qu’il a subies, les paramètres qui le caractérisent, les impératifs économiques qui le motivent ainsi que les enjeux sociétaux qui lui sont associés. Il s’agit, sans l’ombre d’un doute, d’une enquête colossale dont la qualité et la profondeur des réflexions seraient difficiles à remettre en cause rationnellement. Je vous propose donc de vous résumer succinctement les principaux concepts, observations et conclusions mis de l’avant par Zuboff dans cet imposant ouvrage de plus de 800 pages.
1. Qu’est-ce que le capitalisme de surveillance?
Avant d’entrer dans les détails, établissons quelques prémisses. Il faut savoir que le capitalisme de surveillance est un phénomène très récent. Il a été inventé en 2001 par Google (et perfectionné par d’autres – Facebook, Microsoft, Verizon, etc. – jusqu’à ce jour), année durant laquelle la « guerre contre la Terreur » déclarée par les États-Unis et l’obsession de « l’information totale » qui en a découlé se sont emparées de l’imaginaire du gouvernement américain et, d’une certaine manière, de presque toutes les démocraties du monde[1]. Ce sont les démocraties libérales, et notamment les conditions qui émanent du néolibéralisme, qui ont livré l’architecture du futur numérique aux entreprises privées du secteur technologique dont elles dépendent à présent pour leurs capacités de surveillance. Plutôt que de vivre un « Âge d’or numérique » qu’accompagnerait la démocratisation promise de l’information (via Internet), nous dit Zuboff, nous avons été relégués vers des « temps féodaux » : les empires de la surveillance privée sont parvenus à des concentrations sans précédent de savoir et ils ont acquis un pouvoir injustifié qui découle de ce savoir[2].
Tout comme le capitalisme industriel a été contraint d’intensifier constamment ses moyens de production aux XIXe et XXe siècles, les capitalistes de surveillance et les acteurs de ce marché sont aujourd’hui pris au piège de l’intensification permanente des « moyens de modifications des comportements » et de la puissance agglomérante du « pouvoir instrumentarien » : des concepts que nous expliquerons plus loin dans cet article. De manière générale, le capitalisme de surveillance ne se limite plus aux drames de la concurrence entre les géants du web tels que Google ou Facebook, où les « marchés des comportements futurs » visaient d’abord la publicité en ligne. Actuellement en 2021, ses mécanismes et ses impératifs économiques sont devenus le modèle par défaut de la plupart des entreprises Internet[3]. C’est la pression de la concurrence qui a provoqué ce changement à la faveur duquel des processus automatisés non seulement connaissent notre comportement, mais le façonnent aussi à grande échelle[4].
Ce qu’il faut comprendre, c’est que les véritables clients du capitalisme de surveillance sont les entreprises qui achètent les « comportements futurs » des gens sur les marchés. Les capitalistes de surveillance utilisent à notre insu la quasi-totalité des traces laissées par nos activités en ligne, et maintenant dans le monde réel, pour ensuite les transformer, via des algorithmes issus de l’intelligence artificielle, en prédictions comportementales. C’est ce que nous appelons le « surplus comportemental », un concept qui sera également expliqué plus loin dans cet article. Le capitalisme de surveillance sait tout de nous, alors que ses opérations sont conçues pour que nous n’en sachions rien. Il accumule de vastes domaines de nouveaux savoirs à partir de nous, mais non pour nous. Il prédit notre avenir pour que d’autres en tirent profit, et pas nous. Nous sommes entrés, selon Zuboff, dans une ère de « sans-précédent ». Nous sommes à l’âge du capitalisme de surveillance. La suite de cet article vous aidera à mieux comprendre de quoi il s’agit.
2. Brève histoire du capitalisme de surveillance : origines et transformations
Le nouveau récit du capitalisme de surveillance a commencé lorsque Google a découvert le « surplus comportemental » dans l’environnement Internet au début des années 2000. Ils ont pris conscience que les « traces numériques » qui encrassaient les serveurs de Google pouvaient être combinées avec ses puissantes capacités d’analyse pour produire des prédictions concernant le comportement de ses utilisateurs. Ces « produits de prédictions » sont devenus la base d’un processus de vente prodigieusement lucratif qui a fait naître de nouveaux « marché de comportements futurs ». Par exemple, les revenues de Google, qui étaient de 347 millions en 2002, bondirent pour atteindre un milliard et demi de dollars en 2003 et 3,2 milliards de dollars en 2004, l’année où l’entreprise entra en bourse. La découverte du surplus comportemental a produit en moins de quatre ans une stupéfiante augmentation de 3 590% dans les revenus de Google[5]. Et ça, c’était il y a plus de quinze ans…
Suite à cette découverte, l’intelligence artificielle de Google s’est améliorée au fur et à mesure que le volume de données s’est accru et ainsi de suite. Ce cercle qui s’autoalimente génère des produits de prédictions sans cesse améliorés. Cette dynamique a instauré un « impératif d’extraction », lequel exprime la nécessité d’économies d’échelle dans l’« accumulation du surplus » et dépend de systèmes automatisés qui ne cessent de dénicher, de chasser et de susciter du surplus comportemental supplémentaire. L’impératif d’extraction implique que les approvisionnements en matières premières (nos données comportementales) doivent être fournis à une échelle toujours plus grande. Ils veulent constamment en savoir davantage sur nous. Rien ne semble vouloir les arrêter. D’ailleurs, c’est Google qui a été la première compagnie à imposer la « logique de conquête » : l’expérience humaine appartient à celui qui s’en emparera le premier; elle peut être restituée sous forme de données et accaparée, devenant une possession du capitalisme de surveillance. Depuis, Google a appris à faire usage de stratégies rhétoriques, politiques et technologiques qui masquent ces procédés et leurs implications. Après Google, au cours des dix dernières années, Facebook, Microsoft, Verizon, Samsung et bien d’autres entités privées ont suivi cette voie qui a été pavée par la compagnie créatrice du capitalisme de surveillance.
Vers les années 2010, la nécessité d’échelle a ensuite conduit à une recherche effrénée de nouveaux stocks de surplus comportemental en grande quantité, produisant des dynamiques concurrentielles destinées à accaparer les approvisionnements de matière première et à chercher des espaces que nulle loi ni barrière ne protègent, et où sont commis des actes de dépossession auxquels personne ne s’attend et que personne ne comprend. Par exemple, en 2010, la Commision fédérale pour la protection des données en Allemagne annonça que l’opération Street View de Google camouflait en réalité un balayage dissimulé de données : les voitures de Street View collectaient secrètement des données personnelles depuis des réseaux wifi privés. Des experts techniques au Canada, en France et aux Pays-Bas découvrirent que les données de base incluaient des noms, des numéros de téléphone, des informations bancaires, des mots de passe, des messages, des e-mails, des transcriptions de conversations, ainsi que des rapports de rendez-vous en ligne, de la pornographie, le comportement en ligne des utilisateurs, de l’information médicale, des données de géolocalisation, des photos ainsi que des documents vidéo et audio. Les experts techniques conclurent que ces paquets de données pouvaient être cousus ensemble, permettant ainsi d’obtenir le profil détaillé d’une personne[6]. Tout cela, évidemment, à l’insu des principaux concernés qui se faisaient dépouiller de leurs vies privées par Google. Les stocks de surplus comportemental de Google renferment à présent tout ce qui existe dans le milieu en ligne : recherches, e-mails, textes, photos, chansons, messages, vidéos, lieux, modes de communication, attitudes, préférences, intérêts, visages, émotions, maladies, réseaux sociaux, achats, etc[7]. Ces opérations d’accaparement ne sont pas des abstractions, avec de lointains effets sur des minéraux ou des récoltes qui finissent par aboutir à une tarification des marchandises. Dans ce tableau, c’est nous qui sommes « accaparés ». Nous sommes la source de la marchandise convoitée ; notre expérience est la cible de l’extraction[8].
Depuis les dix dernières années, les capitalistes de surveillance nous ont accoutumés sournoisement mais sûrement à leurs appropriations. Ce faisant, notre accès à l’information et à des services nécessaires est devenu otage de leurs opérations; nos outils de participation sociale se sont confondus avec leurs intérêts.
Dans les dernières années, le caractère lucratif des « produits de prédiction », qui dépend du surplus comportemental, et la concurrence ont fait franchir un nouveau palier aux défis présentés par l’approvisionnement, ce qu’exprime « l’impératif de prédiction ». Des produits de prédiction plus puissants ont exigé des économies de gamme comme d’échelle : de la variété, donc, et du volume. Variété qui s’est développée sur deux dimensions : l’extension (la variété des activités) et la profondeur (le détail prédictif à l’intérieur de chaque activité).
Au cours de cette nouvelle phase d’intensité concurrentielle, les capitalistes de surveillance ont été contraints de pénétrer dans le monde réel. Cette migration a exigé de nouveaux « processus machine » qui peuvent « restituer » les expériences humaines et leurs diverses facettes sous forme de données comportementales. La concurrence se faisait à présent jour dans le contexte d’une architecture informatique « ubiquitaire » (répandue, quasi omnisciente, savoir totale) en constante évolution et d’opportunités d’approvisionnement également ubiquitaires. On exigeait des produits de prédiction qu’ils s’approchent le plus possible de la certitude et par conséquent qu’ils garantissent des résultats comportementaux.
Dans une troisième phase de l’intensité concurrentielle, les capitalistes de surveillance ont découvert la nécessité des économies « d’action », basées sur des méthodes nouvelles qui vont au-delà du traçage, de la captation, de l’analyse et de la prédiction des comportements pour intervenir désormais dans le cours du jeu et transformer le comportement à sa source, soit dans la vie réelle. Résultat? Les moyens de production classique de l’ère du capitalisme industrielle ont été subordonnés à de nouveaux moyens sophistiqués de « modification du comportement », lesquels reposent sur des stratégies et techniques destinés à modifier les comportements d’individus, de groupes et de populations entières afin de pouvoir se rapprocher au plus près des résultats garantis (expériences Facebook sur les élections, Cambridge Analytica, Brexit, Pokémon Go, etc.). Tout comme le capitalisme industriel a été poussé à l’intensification incessante des moyens de production aux XXe siècle, les capitalistes de surveillance sont à présent pris dans un cycle similaire d’intensification croissante des moyens de modifications des comportements.
Les intérêts des capitalistes de surveillance ont changé d’objet : au début des années 2000, ils se servaient des machines pour connaître votre comportement; les voilà qui manipulent actuellement ces mêmes outils pour modifier votre comportement afin de servir leurs propres buts. En d’autres termes, nous sommes passés en quinze ans, entre 2005 et 2020, d’une automatisation des flux d’information nous concernant à une automatisation de qui nous sommes[9].
3. Les fondements du capitalisme de surveillance : quelques concepts clés
Collisions de deux forces historiques : modernité et néolibéralisme
Nous nous sommes contentés pendant trop longtemps d’explications superficielles concernant la fusion sans précédent du capitalisme et du numérique opéré par Google et Apple, au lieu de creuser plus profond dans les forces historiques qui ont donné vie à cette nouvelle forme. Le « miracle d’Apple » et du capitalisme de surveillance en général doivent leur succès à la collision de deux forces historiques opposées. Un des vecteurs appartient à la longue histoire de la modernisation et du passage déjà séculaire de la société de masse à celle de l’individu. L’autre vecteur appartient à l’élaboration de la mise en œuvre, voilà déjà plusieurs décennies, du paradigme économique néolibéral (privatisation, concurrence, individualisme, etc.)[10]. Nous vivons dans cette collision entre une histoire de modernisation vieille de plusieurs siècles et une histoire vieille de plusieurs décennies de violence économique qui déjoue notre quête d’une vie effective[11]. Dans notre enthousiasme et notre dépendance croissante à la technologie, nous avons eu tendance à oublier que les forces mêmes du capital que nous avions fuies dans le monde « réel » allaient rapidement revendiquer la propriété de la sphère numérique élargie[12].
Le décontrat (les contrats d’adhésions)
Les contrats d’adhésions, ou « décontrat » comme Zuboff les nomment, ne sont pas un espace de relations contractuelles, mais une exécution unilatérale qui rend ces relations superfétatoires. Le décontrat désocialise le contrat; il fabrique la certitude en substituant des procédures automatisées aux promesses, au dialogue, au sens partagé, à la résolution des problèmes, au règlement des conflits et à la confiance – soit les expressions de solidarité et d’interaction humaine que l’on a au cours des quelques milliers d’années progressivement institutionnalisées dans le concept de contrat. Le décontrat contourne ce travail social au profit de la compulsion, dans le seul intérêt de produits de prédiction plus lucratifs, qui se rapprochent au maximum de l’observation et, par conséquent, garantissent les résultats[13]. Les entreprises ont fini par expliquer ces violations comme la contrepartie nécessaire des services Internet « gratuits ».
Le capitalisme de surveillance a pris si vite ses racines qu’il a réussi, non sans ruse, à se dérober à notre compréhension comme à notre consentement. Aujourd’hui, cependant, les extrêmes asymétries du savoir et du pouvoir qui ont bénéficié au capitalisme de surveillance abolissent ces droits fondamentaux, nos vies étant unilatéralement traitées comme des données, expropriées et reconverties dans des formes nouvelles de contrôle social, le tout au service des intérêts d’autres que nous, sans même que nous en ayons conscience ou que nous ayons les moyens de lutter[15].
Le surplus comportemental
Google est au capitalisme de surveillance ce que Ford Motor Company et General Motors étaient au capitalisme managérial basés sur la production de masse[16]. Pour comprendre ce qu’est le « surplus comportemental », il faut saisir que les « données » (data en anglais) sont les matières premières indispensables aux procédés de fabrication originaux du capitalisme de surveillance. Les algorithmes convertissent la matière première en bénéfices extrêmement lucratifs pour les entreprises. La publicité ciblée, invention de Google, a ouvert la voie au succès financier, mais elle a aussi posé la première pierre d’un développement plus important : la découverte et l’élaboration du capitalisme de surveillance.
Même si le capitalisme de surveillance n’abandonne pas les « lois » capitalistes établies telles que la production compétitive, la maximisation du profit, la productivité et la croissance, ces premières dynamiques opèrent à présent dans le contexte d’une nouvelle logique d’accumulation qui introduisent aussi ces propres lois du mouvement. Il est inexact de considérer les utilisateurs de Google comme des clients de l’entreprise : il n’y a pas d’échange économique, pas de prix, pas de profit. Les utilisateurs n’assument pas la fonction de travailleurs. Quand un capitaliste embauche des ouvriers et leur procure à la fois des salaires et des moyens de production, les biens que ces ouvriers produisent appartiennent au capitaliste qui les vend à profit. Ce n’est pas le cas ici. Les utilisateurs ne sont pas payés pour leur travail ; ils n’exploitent pas non plus les moyens de production. En définitive, on dit souvent que l’utilisateur est le « produit ». C’est là aussi une erreur. Les utilisateurs ne sont pas des produits, mais plutôt des sources de l’approvisionnement en matière première[17].
Présentement, aucune contrainte, qu’elle soit morale, juridique ou sociale ne fait obstacle à la découverte, à la revendication et à l’analyse des comportements à des fins commerciales. De meilleurs prédictions conduisent directement à un nombre accru de clics et donc, à des revenus plus importants.
Le capitalisme de surveillance a été inventé par un groupe spécifique d’êtres humains en un lieu et une époque spécifique. Ce n’est ni le résultat inhérent à la technologie numérique ni une expression nécessaire du capitalisme de l’information. Il a été construit intentionnellement à un moment précis de l’histoire, de façon très similaire à la production de masse inventée en 1913, à Détroit, par les ingénieurs et les bricoleurs de Ford Motor Company. L’impact de cette invention (le surplus comportemental) est aussi spectaculaire pour notre époque que l’a été celui de l’invention de Ford[19].
Le « sans-précédent » : refuge néolibéral et vide juridique
L’histoire du capitalisme est marquée par le fait de prendre des choses qui sont en dehors de la sphère du marché et de les déclarer comme étant désormais des marchandises. Maintenant, l’expérience humaine est assujettie aux mécanismes du marché du capitalisme de surveillance et renaît en tant que « comportement »[20]. Il est important de comprendre que les capitalistes de surveillance sont contraints par la logique de leur propre création à persévérer dans un vide juridique. Google, Facebook et maintenant bien d’autres entités privées font du lobbying pour supprimer la protection de la vie privée en ligne, limiter les réglementations, affaiblir ou bloquer la législation améliorant la confidentialité, et contrecarrer toute tentative de restreindre leurs pratiques parce que ces lois constituent des menaces existentielles au flux sans friction du surplus comportemental[21]. Par exemple, entre 2009 et 2017, Facebook a multiplié par cinquante ses dépenses de lobbying[22].
Quant au refuge néolibéral, il leur permet d’établit des fortifications autour de leurs pratiques antidémocratiques qui s’attaquent sans cesse au libre-arbitre et au droit à la vie privée des individus. Ces fortifications ont été érigées dans quatre arènes clés pour protéger Google et éventuellement d’autres capitalistes de surveillance de toute interférence politique et de toute critique : 1) la démonstration que les capacités uniques de Google constituent une source d’avantage concurrentiel dans la politique électorale; 2) un brouillage délibéré des intérêts publics et privés au moyen de relations et d’activités de lobbying agressives; 3) une plaque tournante pour le personnel qui migrait entre Google et l’administration Obama unis par une affinité élective durant les années de croissances décisives de Google, soit entre 2009 et 2016; 4) une campagne d’influence délibérée de Google sur le travail universitaire et, plus largement, le débat culturel, si vital pour l’élaboration des politiques, l’opinion publique et la perception politique. Les résultats de ces quatre arènes défensives aident à comprendre comment les réalités du capitalisme de surveillance en sont venues à s’imposer et pourquoi elles continuent à prospérer[23].
Cookies
Les cookies sont des connexions invisibles qui ont pour objectif de « traquer » l’utilisateur chaque fois qu’il navigue sur le web ou ouvre d’autres applications mobiles, afin de collecter des données personnelles à propos de celui-ci, de créer un profit sur ce dernier et de gagner de l’argent en ciblant la publicité qui correspond parfaitement à l’utilisateur. Il a été démontré à plusieurs reprises que Facebook continuait à suivre la trace de ses utilisateurs, même une fois qu’ils s’étaient déconnectés du site[24]. Google a même inventé ce que l’on appelle des « cookies zombies », qui se reproduisent exponentiellement dans nos appareils et qui sont indétectables. L’objectif, évidemment, est de récolté l’ensemble de nos surplus comportementaux.
Le cycle de dépossession
Les quatre étapes du cycle de dépossession sont l’incursion, l’accoutumance, l’adaptation et la redirection. Prises ensemble, ces étapes constituent une « théorie du changement » qui décrit et prédit la dépossession comme étant une opération politique et culturelle soutenue par un éventail sophistiqué de capacités administratives, techniques et matérielles.
La première étape de dépossession réussie commence par une incursion dans un espace non protégée (via les cookies notamment) : votre ordinateur portable, votre téléphone, une page web, la rue où vous vivez, un e-mail à votre ami, votre promenade au parc, votre navigation en ligne à la recherche d’un cadeau d’anniversaire, le partage de photos de vos enfants, vos intérêts et vos goûts, votre digestion, vos larmes, votre attention, vos sentiments, votre visage, vos communications vocales. L’incursion a lieu quand les capacités virtuelles sur lesquelles reposent les opérations de dépossessions arrachent le surplus comportemental aux espaces de « non-marché » de la vie quotidienne où il demeure.
Dans la deuxième étape, l’objectif visé est l’accoutumance. Tandis que les procès et les enquêtes se déroulent au pas fastidieux des institutions démocratiques, Google poursuit à grands pas le développement de ses pratiques contestées. Durant la période déjà écoulée des enquêtes de la FTC et de la FCC, des actions en justice, des contrôles judiciaires et des enquêtes de la Commission européenne, les nouvelles pratiques contestées deviennent plus fermement établies en tant que faits institutionnels, avec le soutien d’écosystème croissant d’actionnaires. Les gens s’habituent à l’incursion avec un mélange de plaisir, d’impuissance et de résignation. L’incursion elle-même, autrefois impensable, s’insinue lentement dans l’ordinaire. Pire encore, elle vient progressivement à apparaître comme « inévitable ». De nouvelles dépendances se développent. Au fur et à mesure que les populations s’engourdissent, il devient plus difficile pour les individus et les groupes de plaindre.
Dans la troisième étape du cycle, quand Google est forcé, à l’occasion, de modifier ses pratiques, ses cadres et ses ingénieurs mettent au point des adaptations superficielles, mais stratégiquement efficaces qui satisfont les demandes immédiates des autorités gouvernementales, des décisions judiciaires et de l’opinion publique.
Pendant ce temps, et c’est l’ultime étape du cycle, Google se regroupe pour développer une rhétorique, des méthodes et des éléments de conception nouveaux qui redirigent les opérations d’approvisionnements contestées juste assez pour qu’elles paraissent en conformité avec les demandes juridiques et sociales[25].
4. La « division du savoir » dans la société : un processus antidémocratique
Il y a six cents ans, la presse à imprimer a mis le mot écrit entre les mains des gens ordinaires, récupérant les prières, contournant le clergé et donnant aux fidèles l’occasion d’une communication spirituelle sans besoin d’intermédiaires. Cela nous a conduits à tenir pour acquis qu’Internet permet une diffusion sans précédent de l’information en promettant plus de savoir à un plus grand nombre de personnes; bref, nous avons cru qu’Internet était une puissante force de démocratisation qui accomplissait de façon exponentielle la révolution de Gutenberg dans la vie de milliards d’individus. Il reste que cette grande réalisation nous a aveuglés, nous empêchant de voir que le développement historique d’Internet était tout autre et qu’il s’effectuait hors de portée, à l’insu de tous, et qu’il était destiné à exclure, à confondre, à obscurcir[26].
Actuellement, le passage à la technologie de l’information a transformé l’usine en un « texte électronique » qui est devenu l’objectif principal de l’attention de chaque ouvrier. Faire « du bon travail » ne signifie plus accomplir des tâches pratiques associées aux matières premières et à l’équipement, mais contrôler des données sur des écrans et maîtriser les compétences nécessaires pour comprendre, apprendre et agir au moyen de ce texte électronique. Le principe d’organisation du lieu de travail est passé d’une « division du travail » à une « division du savoir ». Les dilemmes du savoir, de l’autorité et du pouvoir ont brisé les murs du lieu de travail pour submerger nos vies quotidiennes. Dans la mesure où les personnes, les processus et les choses sont réinventés en tant qu’informations, la division du savoir dans la société devient le principal ascendant de l’ordre social de notre époque.
À la fin du XIXe siècle et au début XXe siècle, la « division du travail » a brisé les murs des usines pour devenir le principe d’organisation décisif de la société industrielle. Les principes du capitalisme qui avaient initialement la seule production pour objectif avaient fini par façonner le milieu social et moral. Les transformations dont nous sommes témoins aujourd’hui font échos à ces observations historiques dans la mesure où la division du savoir suit le même chemin migratoire du domaine économique au domaine social jadis parcouru par la division du travail. À présent, la division du savoir dépasse infiniment les intérêts purement économiques, car elle constitue la base de notre ordre social et de son contenu moral. La division du savoir est à nous, membres de la deuxième modernité, ce que la division du travail était à nos grands-parents et nos arrière-grands-parents, pionniers de la première modernité[27].
Exiger des capitalistes de surveillance le respect de la confidentialité ou faire pression pour obtenir l’arrêt de la surveillance commerciale reviendrait à demander à Henry Ford de fabriquer à la main chaque Model T ou à une girafe de raccourcir son cou. Pareilles demandes représentent des menaces existentielles pour ces compagnies, car elles portent atteinte aux mécanismes de base et aux lois du mouvement qui produisent les concentrations de savoir, de pouvoir et de richesse de ce marché omnipotent.
Le capitalisme de surveillance est profondément antidémocratique, mais son pouvoir extraordinaire ne provient pas de l’État, comme cela a été historiquement le cas. Ses effets ne peuvent pas être réduits à ou expliqués par la technologie ou les mauvaises intentions des mauvais gens; ce sont les conséquences d’une logique d’accumulation réussie. Le capitalisme de surveillance a acquis une position dominante aux États-Unis dans des conditions de relatif vide juridique. À partir de là, il s’est étendu en Europe avant de poursuivre ses incursions dans toutes les régions du monde. Les entreprises capitalistes de surveillance dominent l’accumulation et le traitement des informations, en particulier les informations concernant le comportement humain. Elles en savent long sur nous, mais notre accès à leur savoir est très limité, car ce savoir est dissimulé.
Cette concentration de savoir sans précédent génère une concentration de pouvoir également sans précédent, et donc des asymétries qu’il faut comprendre comme la privatisation non autorisée de la division du savoir dans la société. Ce qui signifie que de puissants intérêts privés exercent un contrôle sur le principe ultime de l’ordre social de notre époque, tout comme il y a un siècle – Durkheim l’avait prédit – les puissantes forces du capital industriel avaient subverti la division du travail. Dans l’état actuel des choses, ce sont les capitalistes de surveillance qui savent. C’est la forme de marché qui décide. C’est la lutte concurrentielle entre les capitalistes de surveillance qui décide qui décide[28].
Trois impératifs économiques :
- Extractions de données (surplus comportementaux).
- Prédictions des comportements (marchés des comportements futurs).
- Façonnements et modifications des comportements (pouvoir instrumentarien).
5. Le « pouvoir instrumentarien » et « Big Other »
Bien que les défenseurs de la vie privée et de nombreux autres critiques du capitalisme de surveillance soit prompts à utiliser le glossaire orwellien du totalitarisme dans leur quête de sens et de métaphores qui puissent restituer l’essence de la nouvelle menace, on comprendra mieux le pouvoir instrumentarien déployé par le capitalisme de surveillance en le voyant comme une antithèse exacte du Big Brother d’Orwell[29].
Le pouvoir instrumentarien se meut différemment et vers un horizon précisément contraire. Le totalitarisme se servait de la violence; le pouvoir instrumentarien préfère manier les moyens de modifications des comportements. Le pouvoir instrumentarien ne s’intéresse ni à nos âmes, ni à des principes qu’il voudrait nous inculquer. Il n’y a pas d’informations ou de transformation permettant le salut spirituel, aucune idéologie qui nous permette de jauger nos actions. Ce pouvoir n’exige pas de prendre possession intégrale de chacun de nous. Il ne veut ni exterminer ni défigurer nos corps et nos esprits au nom de la pure dévotion. Il ne désire pas que nous subissions chagrin, douleur, effroi, même s’il est ravi de nous voir produire les surplus comportementaux qui découlent de notre angoisse. Il est profondément, infiniment indifférent à nos intentions, à nos motifs. Formé au contact d’une action mesurable, il se soucis uniquement de savoir si ce que nous faisons est accessible à ses opérations sans cesse changeantes de restitutions, de calcul, de modification, de monétisation et de contrôle[30]. Le pouvoir instrumentarien cultive une « manière de savoir » inhabituel, qui allie l’« indifférence formelle » de l’optique néolibérale à la perspective « observationnelle » du béhaviorisme radical[31].
Il ne s’agit donc pas du fameux « Big Brother » d’Orwell, mais plutôt du « Big Other ». Du point de vue de Big Other, nous sommes des Autres : des organismes qui se comportent et dont les comportements n’attendent qu’à être compris, emmagasinés et exploités à notre insu.
Il est dans la nature du pouvoir instrumentarien d’agir à distance et de se mouvoir subrepticement. Il ne se développe ni par la terreur, ni par le meurtre, ni par la suspension des institutions démocratiques, ni par le massacre ou l’expulsion. Non, il grandit dans la déclaration, l’auto-appropriation, la rhétorique trompeuse, l’euphémisme et les agissements en coulisse – silencieux, pleins d’audace, conçue spécialement pour échapper à la conscience au moment où ils remplacent la liberté individuelle des uns par le savoir des autres et la société par la certitude. Le pouvoir instrumentarien n’affronte pas directement la démocratie, il la sape de l’intérieur, en ronge les capacités humaines et la compréhension de soi requises pour soutenir une démocratique[32]. Le totalitarisme était une transformation de l’État en un projet de possession totale. L’instrumentarisme et Big Other sont signe d’une transformation du marché en un projet de « certitude totale », de « savoir total ». Ainsi, ce sont la confusion, l’incertitude et la méfiance qui permettent au pouvoir de combler ce vide social[33]. Depuis des décennies, le néolibéralisme affecte les liens sociaux de confiances entre les individus et nous en récoltons actuellement les semences, ou plutôt, ce sont les capitalistes de surveillance qui profitent de cette réalité.
6. Le capitalisme de surveillance versus le crédit social chinois
La différence entre le capitalisme de surveillance occidentale et le système de crédit social émergent en Chine repose sur les schémas d’enchevêtrement et d’engagement entre pouvoir instrumentarien et pouvoir étatique. Il y a des différences structurelles.
En Occident, ces schémas sont extrêmement variables : l’État est d’abord le refuge, un sein chaleureux, puis il devient un étudiant plein d’ardeur et cousins envieux. Le capitalisme de surveillance et ses instruments ne sont plus dans leur enfance; ils produisent un partenariat intermittent, mais nécessaire. Les capacités instrumentariennes essentielles sont stockées chez les grandes entreprises du capitalisme de surveillance et l’État doit bouger avec et dans ces entreprises pour avoir accès au pouvoir qu’il recherche[34]. C’est ce qu’Edward Snowden a dénoncé en 2013. Depuis, la situation n’a pas changé. Seulement en avril 2016, 197 individus ont migré du gouvernement (administration Obama) vers la sphère de Google et 61 ont fait le chemin inverse[35]. Il y a une étroite relation entre les capitalistes industrielles et le pouvoir politique.
Dans le contexte chinois, au contraire, c’est l’État qui va mener la barque, dont il est d’ailleurs le propriétaire. Ce n’est pas un projet commercial, c’est un projet politique, une solution automatisée qui modèle une nouvelle société de comportements automatisés pour des résultats garantis politiques et sociaux : la certitude sans la terreur. La liberté est sacrifiée au savoir, mais c’est le savoir de l’État dont ce dernier fait usage, non pas pour le bien des revenus, mais pour celui de sa propre perpétuation[36].
Les avenirs possibles…
Souvenons-nous de ce que disait Carl Friedrich de la difficulté qu’on peut avoir à appréhender la nature du totalitarisme dans toute sa nudité : « Avant 1914, qui avait prévu la direction que prit la civilisation occidentale par la suite? Quasiment personne […]. À cette incapacité de prévoir correspond une difficulté à appréhender ». Souvenons-nous également d’un Joseph Staline joufflu et souriant dont le portrait trônait parmi les vedettes d’Hollywood sur le papier glacé du magazineLook en 1939. Allons-nous souffrir de la même absence de lucidité que ceux qui ne purent pas comprendre la montée du totalitarisme, paralysés que nous sommes par l’immensité du pouvoir Big Other et ses répercussions infinies, l’esprit trop occupé par nos besoins et embrumé par la vélocité, la subrepticité et la réussite de ces opérations? Notre stupéfaction est le signal d’alarme dont nous avons besoin. La route bifurquera, mais dans quelle direction?
L’une des voies conduit vers la possibilité d’une déclaration synthétique pour une troisième modernité fondée sur le renforcement des institutions démocratiques et la création d’un double mouvement pour notre époque. Sur cette voie, nous attelons le numérique à des formes de capitalisme de l’information qui réunit l’offre et la demande en des matières authentiquement productives d’une vie effective et compatible avec un ordre social prospère et démocratique. Les premiers pas sur cette voie sont l’explication, l’établissement de nos repères, le réveil de notre stupéfaction et le partage d’un sens d’indignité vertueuse.
Si nous y préférons l’autre option, celle de la continuité des forces historiques qui sont présentement en cours, nous nous dirigeons vers la vision antidémocratique du capitalisme de surveillance – une troisième modernité fabriquée par le pouvoir instrumentarien. C’est un futur de certitude accompli sans violence. Nous ne le payons pas de notre corps, mais de notre liberté. Ce futur n’existe pas encore, mais les matériaux qui le constituent existent et n’attendent qu’à être assemblés[37].
[1] Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, New-York, Zulma, 2020, p. III.
[2] Ibid., p. V.
[3] Ibid., p. 28.
[4] Ibid., p. 25.
[5] Ibid., p. 126.
[6] Ibid., p. 200.
[7] Ibid., p. 182
[8] Ibid., p. 185.
[9] Ibid., p. 455 à 457.
[10] Ibid., p. 53-54.
[11] Ibid., p. 61.
[12] Ibid., p. 74.
[13] Ibid., p. 300-301.
[14] Ibid., p. 81.
[15] Ibid., p. 84.
[16] Ibid., p. 95.
[17] Ibid., p. 97 à 104.
[18] Ibid., p. 122.
[19] Ibid., p. 124.
[20] Ibid., p. 143.
[21] Ibid., p. 190.
[22] Ibid., p. 340.
[23] Ibid., p. 172.
[24] Ibid., p. 223.
[25] Ibid., p. 194 à 215.
[26] Ibid., p. 261.
[27] Ibid., p. 249-255.
[28] Ibid., p. 263-265.
[29] Ibid., p. 496.
[30] Ibid., p. 482-483.
[31] Ibid., p. 503.
[32] Ibid., p. 510.
[33] Ibid., p. 513-514.
[34] Ibid., p. 527.
[35] Ibid., p. 175.
[36] Ibid., p. 527-528.
[37] Ibid.
Très interressant cet article, elle nous fait comprendre que nous sommes suivis pas à pas peu importe ce que l’on fait , merci de nous éclairer sur ce sujet.