Dans les années qui suivent la défaite référendaire de 1995, le Québec a connu un moment de « grande morosité collective[1] ». Les milieux intellectuels, ébranlés par les propos de l’ancien Premier ministre Jacques Parizeau sur le « vote ethnique », ont multiplié les colloques et les débats sur la question du nationalisme québécois[2]. « C’est dans le cadre précis de ce débat émotif que plusieurs intellectuels souverainistes en viennent à vanter le nationalisme “civique” des patriotes de 1837 et à déconsidérer le nationalisme “ethnique” des leaders canadiens-français post-rébellions[3] ». L’héritage réformiste s’est vu critiqué et remis en question par certains. D’autres, au contraire, s’identifient à la nouvelle « sensibilité[4] » post-révisionniste et croient qu’il est nécessaire d’être moins critique à l’égard de la tradition et des idées du passé. Dans cet ouvrage d’histoire politique rédigé durant ces années d’introspection collective, l’historien Éric Bédard s’inscrit dans cette tendance historiographique. Son étude cherche à comprendre le contexte social, économique et politique dans lequel la « génération[5] » de politiciens réformistes canadiens-français du milieu du XIXe siècle a vécu, les questions qu’ils se sont posées, et surtout, les réponses qu’ils ont trouvées[6].
L’analyse de Bédard est très complète. Elle reflète bien les enjeux qui étaient ceux de la génération des réformistes qu’il ne faudrait pas, à tort, comparer avec ceux de la génération du Parti canadien, puis patriote. Sur cette question, l’historien écrit que :
La génération patriote avait vécu d’espoirs, elle avait tenté de jeter les bases d’un monde nouveau; la génération réformiste a été hantée par la débâcle militaire de 1837. Confrontée à l’Acte d’Union de 1840, alors synonyme d’assimilation, au début d’une vague d’émigration des Canadiens français vers les États-Unis et à des défis sociaux inédits, la génération réformiste du milieu du XIXe siècle a hérité d’un monde incertain […]. L’ambition des Étienne Parent, Louis-Hippolyte Lafontaine, Augustin-Norbert Morin, Joseph-Édouard Cauchon, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, Hector Langevin et Antoine Gérin-Lajoie n’a donc pas été d’esquisser les contours d’un autre monde possible. Elle a été beaucoup plus humble : préserver l’essentiel de ce qu’avaient légué les générations précédentes, faire du Canada français une nationalité bien de son temps[7].
L’étude de Bédard permet de saisir les grands contours de la société dans laquelle vivaient les réformistes. Ces cadres étaient ceux d’une « société libérale[8] », principe auquel adhèrent majoritairement les réformistes. Sur le plan politique, par exemple, cette génération de politiciens défendait la démocratie parlementaire ainsi que la responsabilité ministérielle[9]. À partir de ce système, croyaient-ils, les droits des Canadiens français devaient être protégés, défendus et reconnus au même titre que ceux des autres nationalités[10]. C’est là un point central de leur programme politique. Le libéralisme des réformistes n’est pas centré sur l’individu, mais sur la communauté nationale[11]. « Ce n’est pas l’individu qu’on cherche à affranchir, écrit Bédard, mais le groupe, la communauté[12] ». Ainsi, l’individualisme, dans le sens de l’individu comme « sujet de droit », n’est pas défendu par les réformistes. Sur le plan économique, « tous acceptaient les principes d’une économie de marché fondée notamment sur la propriété privée[13] ». La survie de la nationalité canadienne-française devait, selon les réformistes, passer par l’économie. Par exemple, « en travaillant à l’amélioration de la production agricole, en faisant en sorte que les habitants deviennent plus efficaces et performants, ils espèrent fournir des assises suffisamment solides à l’industrie et au commerce[14] ». Quant aux représentations de cette génération de Canadiens français du milieu du XIXe siècle, « ils avaient le sentiment de vivre une accélération du temps. Anxieux, leur regard était tourné vers ce que l’avenir pouvait réserver, et non pas seulement vers un passé à préserver[15] ». Ainsi, leur conservatisme s’articulait dans les enjeux qui étaient les leurs. Ce qui menaçait la survie de la nationalité canadienne-française était fortement critiqué par les réformistes. Par exemple, ils éprouvaient une « aversion » envers les pensées politiques idéologiques, qu’ils appelaient à l’époque des « systèmes[16] ». Ces « systèmes » étaient perçus comme des menaces à l’unité morale de la nation. C’est la raison pour laquelle ils prônaient une éducation morale stricte de la population, laquelle devait nécessairement passer par la religion catholique[17].
Au-delà des particularités qui composaient le programme politique des réformistes, cette étude démontre que cette génération de politiciens a adhéré à plusieurs éléments de la « sensibilité libérale », mais que l’élément ultime de leur projet politique était leur nationalisme[18]. Celui-ci aurait, dans tous les cas, primé sur le libéralisme. « Le réformisme, écrit Éric Bédard, témoigne d’une préoccupation réelle et bien sentie de ces hommes pour l’avenir de leur nationalité[19] ». Ils n’étaient réfractaires ni aux changements ni au progrès, ajoute-t-il, « c’est que les réformistes prenaient acte de ce monde qui se transformait sous leurs yeux, de ce temps en mouvement qui bousculait les habitudes anciennes. S’ils acceptaient volontiers, mais non sans quelques réticences, les règles du jeu du nouvel ordre libéral, ils laissèrent à d’autres le soin d’en célébrer les bienfaits et les vertus. Leur tâche à eux était plus modeste. Il s’agissait de tirer le meilleur parti des circonstances politiques, économiques et sociales d’une époque incertaine et changeante, laquelle voyait s’éclipser les solides repères d’autrefois[20] ».
[1] Éric Bédard, Les Réformistes. Une génération canadienne-française du XIXe siècle, Montréal, Boréal, 2009, p. 11.
[2] Ibid., p. 31.
[3] Ibid., p. 11.
[4] Les tenants de cette approche se réclament d’une « sensibilité » historique. Ils se distinguent des révisionnistes, qui ont été dominant au Québec entre les années 1770 et 1990. Voir Stéphane Kelly, dir., Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 4.
[5] « Le concept de “génération” ne renvoie pas à une cohorte démographique, mais à un petit groupe d’hommes marqués par un événement tragique et unis ensuite par quelques principes d’action »; Bédard, Les Réformistes. Une génération canadienne-française du XIXe siècle, p. 20.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Ibid., p. 11.
[8] Ibid., p. 23.
[9] Ibid., p. 23-24.
[10] Ibid., p. 94.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Ibid., p. 24.
[14] Ibid., p. 142-143.
[15] Ibid.
[16] Ibid., p. 87.
[17] Ibid., p. 242-243.
[18] Ibid., p. 329.
[19] Ibid., p. 330.
[20] Ibid., p. 330.
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