Ce recueil de textes, dirigé par le sociologue Stéphane Kelly, à une visée bien précise : « il examine la mutation de la sensibilité historique du Québec[1] ». Les dix chapitres qui composent l’ouvrage traitent donc de l’approche historiographique dite de la « nouvelle sensibilité », nommée « post-révisionniste » par Ronald Rudin ou « uchromiste » par les tenants de cette approche[2]. L’ouvrage a le mérite de rendre compte de l’évolution historiographique québécoise depuis le milieu du siècle dernier. Il y a d’abord eu la « sensibilité moderniste, dominante en 1950 et 1970[3] », qui « a fortement contribué à forger les grandes catégories historiques du Québec moderne: la Grande Noirceur, la Révolution tranquille, le clérico-nationalisme, Duplessis le roi-nègre, etc.[4] ». Les historiens qui représentent ce courant sont Michel Brunet, Marcel Rioux, Fernand Dumont, Fernand Ouellet, Léon Dion et Guy Rocher. Ils ont tenté de « préparer les esprits[5] » aux idéaux de la modernité, tel qu’ils l’interprétaient, dans un contexte de bouleversements sociétaux. Vient ensuite, durant les années 1970 à 1990, la sensibilité révisionniste. Celle-ci aurait « fortement nuancé le récit du Québec moderne brossé par la sensibilité moderniste[6] » en remettant en question « l’idée d’une rupture brutale, totale et significative au début des années 1960[7] ». Pour eux – Paul-André Linteau, Marcel Fournier, Jean-Claude Robert –, « le Québec était déjà moderne dans plusieurs secteurs, souvent depuis les années 1930[8] ». Enfin, la lecture historique des « uchronistes », comme ils se désignent eux-mêmes, « ne rejette pas tout l’héritage de la sensibilité révisionniste. Elle fait sienne l’idée que la modernisation de la société québécoise a été déclenchée bien avant 1960[9] ». Toutefois, elle diverge sur deux points principaux :
Premièrement, l’influence des idées, de la politique et de la religion est sérieusement réaffirmée; l’Église, par exemple, devient un acteur de premier plan dans le mouvement d’adoption des idéaux de la modernité; deuxièmement, contre la lecture moderniste et révisionniste, elle prétend que la marche modernisatrice a introduit de sérieux problèmes, aussi graves que ceux qui affectaient la société québécoise il y a cinquante ans. Cet effort de réinterprétation systématique du passé récent, proposée par cette troisième sensibilité historique, se fait à partir d’un angle précis: réexaminer les « principes premiers » qui ont inspiré notre aventure collective. D’où le titre du recueil: Les idées mènent le Québec[10].
L’ouvrage est composé de trois grandes parties. La première traite de « la sortie du révionniste ». Les textes de Ronald Rudin – les écrits historiques sont façonnés par les grandes tendances et le contexte dans lequel les historiens vivent[11] –, Gérard Bouchard – mythes et mise en garde envers le courant post-révionniste[12] – et Louis Rousseau – reconstruction de l’objet religieux[13] – soulignent les limites du courant révisionnistes et proposent de nouvelles manières de reconsidérer notre condition historique. La deuxième partie met en évidence les « dialogues avec la tradition ». Les auteurs, Éric Bédard, Xavier Gélinas, Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, proposent de reconsidérer notre rapport à la tradition au-delà de la « rupture » qui aurait accompagné la Révolution tranquille. Il ne faudrait pas, par exemple, « tomber dans le piège du schéma tradition/modernité[14] ». Il faudrait plutôt déplacer cette interprétation vers ce que Meunier nomme « le schéma institution/organisation[15] » : « La Révolution tranquille, naguère considérée comme le moment de passage de la tradition à la modernité, est aujourd’hui plutôt interprétée comme la dissolution des institutions d’encadrement social et comme la fondation d’une organisation étatique qui, progressivement, aurait perdu sa finalité au point de n’avoir désormais pour but que l’adaptation à l’environnement et la gestion des conflits sociaux[16] ».
Enfin, la dernière partie réfère à « la technocratie, la sensibilité historique et les idéaux politiques ». Elle aborde « directement les implications politiques de la nouvelle sensibilité historique[17] ». Marc Chevrier retrace les origines gallo-romaines dans le domaine juridique[18]. Jean Gould, à l’instar de Michael Gauvreau dans son ouvrage sur les racines catholiques de la Révolution tranquille, offre une réflexion sur la « genèse catholique » dans la « modernisation bureaucratique » (ou rationalisation administrative) survenue au Québec durant les années 1960 et 1970[19]. Stéphane Kelly, pour sa part, termine avec un texte sur la « société thérapeutique » :
Définie simplement, écrit-il, la société thérapeutique est celle qui interprète la réalité sociale et politique à partir des catégories thérapeutiques. Selon Rieff, toute société repose sur un idéal de personnalité. L’histoire de la civilisation occidentale vit se succéder trois idéaux de personnalité: l’idéal de l’homme politique, hérité de l’antiquité classique; l’idéal de l’homme religieux, hérité de la civilisation de l’autorité qui précéda les Lumières; l’idéal de l’homme économique, hérité du Siècle des Lumières’. Le sociologue précise toutefois que le dernier idéal, l’homme économique, s’avéra seulement un type transitoire, d’une durée de vie plutôt courte, s’éteignant à la fin du XIXe siècle[20].
L’épilogue, écrit par Christian Roy, est un plaidoyer pour que la nouvelle sensibilité historique soit davantage considérée dans la communauté historienne du Québec[21].
[1] Stéphane Kelly, dir., Les idées mènent le Québec. Essais sur une sensibilité historique, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 1.
[2] Ibid., p. 4.
[3] Ibid., p. 3.
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p. 4.
[10] Ibid.
[11] Ibid., p. 23.
[12] Ibid., p. 40-41.
[13] Ibid., p. 58.
[14] Ibid., p. 101.
[15] Ibid., p. 106.
[16] Ibid.
[17] Ibid., p. 125.
[18] Ibid., p. 140.
[19] Ibid., p. 146.
[20] Ibid., p. 176.
[21] Ibid., p. 193-219.
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