Dans la série précédente, intitulée cadre conceptuel, nous avons eu l’occasion d’explorer les principaux concepts qui sont mobilisés dans la cadre de mon mémoire : féodalisme, capitalisme, stratégie(s) ainsi que pluriactivité. Dans cet article, qui concerne plus précisément l’aspect méthodologique de mon mémoire, je vous présente comment la méthode de la biographie historique m’accompagnera tout au long de cette étude.
Les hauts, les bas et… les hauts de la biographie historique
Le genre biographique a connu au fil du temps de nombreux changements de paradigmes. Avant l’institutionnalisation de l’histoire au XIXe siècle, cette pratique était « pleinement légitime pour l’histoire politique[1] ». Au XXe siècle, l’École des Annales et la nouvelle histoire sociale lui ont dénié tout intérêt, « car elle ne permet pas de saisir les grands ensembles économiques et sociaux[2] ». Ainsi, la capacité d’explication, voire la légitimité de la biographie historique, a été remise en cause par des historiens qui cherchaient à « décloisonner l’investigation historique et à y intégrer d’autres objets que l’œuvre (souvent politique) des « grands hommes »[3] ». Le fait de « s’interroger sur un homme, et nécessairement un homme connu, car les autres ont rarement laissé des traces, c’était gaspiller un temps » qui aurait pu être utilisé pour cerner d’autres problématiques historiques[4]. Michel Bock, dans un article sur Lionel Groulx, synthétise bien les différentes étapes par lesquelles le genre biographique est passé. Il démontre que, dans les années 1980, les critiques provenaient d’autres champs que celui de l’histoire. Claude Lévi-Strauss avec son anthropologie structurale réduisait cette pratique à « un genre narratif, événementiel et anecdotique[5] » alors que le sociologue Pierre Bourdieu a parlé, en 1986, d’une « illusion biographique[6] ».
Quelques années après, Giovanni Levi, l’un des pères de la microhistoire, s’est porté à la défense du genre biographique. Il avance que, pour comprendre pourquoi les représentations du monde deviennent des enjeux de luttes, il faut faire appel « à la spécificité des actions de chaque individu[7] ». François Dosse développera également le concept de « biographie chorale[8] », qui va dans le sens de « la problématisation du caractère fragmenté et conflictuel de la société[9] » établie par Lévi. Yves Gingras, pour sa part, propose de « concevoir le lien entre l’individu et la société non pas comme s’ils étaient autonomes, l’un par rapport à l’autre, mais à l’aune de la socialisation progressive » afin de « penser la biographie comme une trajectoire sociale[10] ». De son côté, Antoine Prost considère que la biographie a retrouvé sa légitimité puisqu’elle « n’est plus exactement la même […], et ce n’est plus seulement celles des grands hommes : elle cherche moins à déterminer l’influence de l’individu sur les événements qu’à comprendre, à travers lui, l’interférence de logiques et l’articulation de réseaux complémentaires[11] ». Enfin, Michel Bock mentionne que « l’approche biographique, sans qu’elle conduise à nier le poids des structures, peut servir à problématiser la conjoncture et, du coup, à donner un sens à l’inattendu, à l’impondérable, à ce qui, dans l’histoire, relève de l’humain[12] ».
La biographie historique dans un contexte québécois
Dans un contexte québécois, il existe de nombreux exemples d’historiens qui ont employé l’étude d’une trajectoire individuelle, notamment celle de seigneurs, pour comprendre certains paradigmes de la société ou même nuancer des courants historiographiques. Yvan Lamonde l’a fait avec le seigneur Louis-Antoine Dessaulles. Il s’est servi du parcours singulier de cet individu pour refléter l’existence de défenseurs d’idéaux libéraux et anticléricaux à l’intérieur du groupe seigneurial canadien. Lamonde démontre que « le libéralisme de Dessaulles suggère un exemple de ce que Jacques Le Goff assignait comme fonction à la biographie : susciter des « cas-problèmes » susceptibles de relancer la recherche[13] ». Ainsi, dans le cas du seigneur Dessaulles, son « libéralisme radical » est venu nuancer les perceptions du libéralisme québécois au XIXe siècle[14]. L’étude de Benoît Grenier sur la seigneuresse Marie-Catherine Peuvret est également un exemple digne de mention[15]. Elle témoigne bien de l’utilité qu’une trajectoire individuelle peut avoir pour comprendre une société à une époque donnée. Dans ce cas précis, la méthode biographique a permis à Grenier de faire une histoire sociale de la Nouvelle-France. Ce dernier a été en mesure d’analyser, entre autres, les questions de réseaux de sociabilité des individus, des dynamiques familiales et du pouvoir des femmes dans la vallée laurentienne. Tout cela en utilisant le genre biographique. D’autres, tels que Jack Little[16] et Brian Young[17], ont également utilisé la biographie historique pour mener à terme des études incontournables lorsqu’il est question de l’historiographie du régime seigneurial. Ces exemples démontrent que, actuellement, la légitimité du genre biographique est établie en histoire du Québec préindustriel.
[1] Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 86.
[2] Ibid.
[3] Michel Bock, « De la pertinence historiographique d’une trajectoire individuelle : Lionel Groulx, la Confédération et la Canada français », The Canadian Historical Review, vol. 98, n° 2 (juin 2017), p. 302.
[4] Prost, Douze leçons sur l’histoire, p. 86.
[5] Bock, « De la pertinence historiographique d’une trajectoire individuelle », p. 302.
[6] Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 62 (juin 1986), p. 69.
[7] Giovanni Levi, « Les usages de la biographie », Annales. Économies, sociétés, civilisations, 44e année, n° 6 (1989), p. 1335.
[8] François Dosse, « La biographie à l’épreuve de l’identité narrative », Cercles. Revue pluridisciplinaire du monde anglophone, n° 35 (2015), p. 29.
[9] Bock, « De la pertinence historiographique d’une trajectoire individuelle », p. 304.
[10] Yves Gingras, « Pour une biographie sociologique », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 54, n° 1 (2000), p. 126.
[11] Prost, Douze leçons sur l’histoire, p. 86.
[12] Bock, « De la pertinence historiographique d’une trajectoire individuelle », p. 305.
[13] Yvan Lamonde, Louis-Antoine Dessaulles 1818-1895. Un seigneur libéral et anticlérical, Québec, Fides, 2014 [1994], p. 352.
[14] Ibid.
[15] Benoît Grenier, « Réflexion sur le pouvoir féminin au Canada sous le régime français : Le cas de la seigneuresse Marie-Catherine Peuvret (1667-1739) », Histoire sociale, vol. 42, n° 84 (novembre 2009), p. 297-324.
[16] Dans son étude Patrician Liberal, Jack Little a utilisé l’exemple d’Henri-Gustave Joly de Lotbinière pour représenter le Québec du XIXe siècle. Il est parvenu, par l’entremise de l’analyse d’une trajectoire individuelle, à démontrer la contradiction entre libéralisme et seigneur, qui représente de façon générale la société québécoise de cette époque. Voir Jack I. Little, Patrician Liberal. The Public and Private Life of Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière 1829-1908, Toronto, Presses de l’université de Toronto, 2013, 376 p.
[17] Dans son étude Patrician Families And The Making of Quebec, Brian Young a comparé les membres de deux vieilles familles seigneuriales (Les Taschereau et les McCords), ancrées dans la tradition, dans un contexte de bouleversements sociétaux. Sa contribution a été de comprendre que les deux familles se sont adaptées différemment au contexte. Voir Brian Young, Patrician Families And The Making of Quebec, Montréal, Presses de l’université McGill, 2014, 452 p.
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