Cadre conceptuel II – Stratégie(s)

Dans ce deuxième article de la série « cadre conceptuel », je vous présente mon concept de « stratégie », que nous pouvons sans aucun doute accorder au pluriel. Tel qu’indiqué dans l’article précédent (Cadre conceptuel I – féodalisme et capitalisme), l’un des deux pans de mon mémoire est de rendre compte des stratégies familiales, professionnelles et foncières mises en place par Joseph Drapeau au cours de son ascension socioéconomique dans la société. Pour ce faire, voici les paramètres que j’ai retenu pour mettre en place ce concept que je mobilise dans mes analyses. 

Le concept de stratégie(s)

La définition de « stratégie », qui n’est pas universellement reconnue, a grandement évolué au fil du temps. Les origines de ce terme proviennent d’Athènes au Ve siècle avant notre ère[1]. De cette époque lointaine jusqu’au début du XXesiècle, le mot « stratégie » a gardé une dimension fondamentalement militaire[2]. C’est en 1911, sous la plume du Britannique Julian Corbet, que l’on retrouve la première définition conceptuelle de ce terme. Il va au-delà de la sphère militaire en définissant la stratégie comme « l’art de diriger la force vers les fins à atteindre[3] ». Dans les décennies qui suivent, les définitions et interprétations de ce concept vont se multiplier et infiltrer plusieurs domaines d’études. Dans les années 1950, par exemple, les économistes vont faire allusion aux différentes « stratégies d’entreprises[4] ». Tout récemment, Vincent Desportes a évoqué que la « stratégie suppose une finalité » et qu’« il ne peut y avoir une stratégie s’il n’y a pas finalité de l’action ; à l’inverse, une action non finalisée ne peut pas être stratégique[5] ». Il ajoute que « l’on ne peut concevoir une stratégie sans but à atteindre, puisque c’est à partir de celui-ci que sera organisée la mise en œuvre des moyens et bâtie la cohérence du raisonnement stratégique. Il s’agit donc forcément d’un rétro-raisonnement visant à la mise en œuvre de moyens pour parvenir à une fin[6] ».

Le concept de stratégie, tel que compris et expliqué par Desportes, sera mobilisé sous plusieurs angles dans mon mémoire. Il nous permettra d’analyser un certain nombre d’actions qui ont contribué à l’ascension socioéconomique de Joseph Drapeau. En ce qui nous concerne, trois types de stratégies peuvent être identifiées: familiales, professionnelles et foncières. 

Quant aux stratégies familiales, nous pouvons, par exemple, analyser le mariage de Joseph Drapeau et Marie-Geneviève Noël au travers du concept de stratégie matrimoniale. Le concept a d’abord été proposé par Pierre Bourdieu et, selon lui, les stratégies matrimoniales visent toujours « au moins dans les familles les plus défavorisées, à faire un “beau mariage” et pas seulement un mariage, c’est-à-dire à maximiser les profits et/ou à minimiser les coûts économiques et symboliques[7] ». Benoît Grenier précise également que « les études des stratégies matrimoniales ont généralement cherché à démontrer la volonté des familles d’assurer, lors des mariages de leurs membres, des alliances à des individus de leur niveau social ou mieux d’un niveau supérieur dans la hiérarchie[8] ». 

Dans le même ordre d’idées, l’historien Gérard Bouchard, dans un article sur les structures et stratégies d’alliances dans le Québec rural (XVII– XXe siècles), explique que l’alliance matrimoniale peut être divisée en trois sous-thèmes et l’un d’eux concerne « les alliances assorties de stratégies économiques portant sur des biens fonciers[9] ». Il s’agit de mariages à visée foncière « dont la conclusion est dictée, au moins en partie, par des stratégies mettant plus ou moins directement en cause la possession du sol ». Ainsi, « l’alliance sert alors à acquérir, à préserver, à restaurer ou à accroître soit un capital foncier ou une exploitation, soit un contrôle sur la terre[10] ». En ce sens, l’union de Drapeau et Marie-Geneviève Noël semble expliquer l’incursion de Drapeau dans le monde seigneurial. Sa nouvelle famille a eu un impact non négligeable dans l’expansion de son réseau de sociabilité. À cet effet, les seigneuries qu’il a acquises sont devenues siennes entre 1789 et 1805, soit dans les années qui suivent son mariage. 

Quant aux autres sphères, soit professionnelles et foncières, elles peuvent également être interprétées par l’entremise du concept de stratégie. Au cours de sa vie, Drapeau a mis en place de nombreuses associations avec des marchands. Céline Cyr et Pierre Dufour évoquent celle avec Louis Bourdages, marchand dans la haute ville de Québec[11], alors que le premier testament de Drapeau, fait et dicté à Québec en 1793, mentionne des ententes avec Louis Bélair, marchand à la Baie-Saint-Paul, et Augustin Trudel, marchand à Rimouski[12]. Il s’agira donc de saisir les intentions stratégiques de Drapeau dans la mise en place de ses différentes alliances. Enfin, le concept de stratégie peut également être utile afin d’élucider les raisons derrière la rapide mise en place de l’ensemble seigneurial de Drapeau. Nous pouvons notamment nous questionner sur les stratégies que ce dernier a utilisées pour accumuler ses propriétés foncières. A-t-il ciblé des familles seigneuriales plus vulnérables, telles que des familles roturières, illettrées et/ou endettées[13] ? 


[1] Vincent Desportes, « La stratégie en théorie », Politique étrangère, n° 2 (été 2014), p. 166.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 167.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Pierre Bourdieu, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », Annales ESC, vol. 17, n° 4-5 (juillet-octobre 1972), p. 1109. 

[8] Benoît Grenier, Seigneurs campagnards de la Nouvelle-France. Présence seigneuriale et sociabilité rurale dans la vallée du Saint-Laurent à l’époque préindustrielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 106. 

[9] Les trois sous-thèmes sont les renchaînements d’alliances, les mariages consanguins et les alliances assorties de stratégies économiques portant sur des biens fonciers. Voir Gérard Bouchard, « Sur les structures et les stratégies d’alliances dans le Québec rural (XVIIe – XXe siècles). Plaidoyer pour un champ de recherche », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 47, n° 3 (hiver 1994), p. 352.

[10] Ibid., p. 353. 

[11] Cyr et Dufour, « Joseph Drapeau », op. cit.

[12] À cet effet, voir BANQ-R, P30, D9, p. 5.

[13] Grenier, « “Écuyer, cultivateur” : des paysans devenus seigneurs … », p. 91-102. 

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